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Cycle de l'ombre I : renaissance et seconde mort de l'ombre (Conférences)

Benoit Kullmann


Cycle de l'ombre I

Renaissance et seconde mort de l'ombre dans la peinture occidentale

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       Merci infiniment à Charles Gury des laboratoires Teva et à Fatima Daïka des laboratoires Sanofi de m'avoir pour la seconde fois permis de m'adresser à vous dans le cadre prestigieux d'une réunion organisée par la société franco-espagnole de Neurologie et l'ANLLF. Cette fois-ci en l'absence de Pierre Lemarquis, qui ne peut malheureusement être présent à Séville. Je voudrais également témoigner ma reconnaissance à Gilles Lavergnes. Le sujet annoncé est "l'ombre au tableau". L'expression l'ombre au tableau signifie que quelque chose ne va pas, la traduction anglaise est there's a fly in the ointment. Une mouche dans la crême. Un détail qui gâche tout. En espagnol, j'ai appris hier soir qu'il existait une expression équivalente à notre "quelque chose ne cadre pas". La mouche que vous voyez ici était un témoignage du génie d'un artiste, de la fin du XVème à celle du XVIIème siècles : une mouche posée que l'on croyait vraie jusqu'à ce qu'on se lasse d'attendre qu'elle s'en aille. Ainsi Vasari nous raconte-t-il la légende de Giotto : ce petit berger qui traçait la forme de ses moutons sur le sol avec son bâton avait été remarqué par Cimabue, et devint son apprenti. Un jour que Cimabue était absent, Giotto avait espièglement dessiné une mouche sur un panneau en cours de réalisation ; en rentrant Cimabue après avoir tenté de chasser l'insecte se rendit compte du génie de son élève. Mais il eût fallu pour que l'histoire ne fut pas une simple légende, que la mouche possédât de quoi la faire paraître en relief, détachée du plan du tableau : une ombre. Était-ce seulement possible, au temps de Giotto ? En fait il nous faut distinguer deux sortes d'ombres.

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    J'emprunte les définitions au Cours de Peinture par Principes de Roger de Piles paru en 1634 : soit un objet soumis à un rayonnement lumineux. Une partie est éclairée, une autre dans l'ombre. Cette ombre est désignée comme l'ombre propre. La partie du support qui ne reçoit pas la lumière en raison de la présence de l'objet, voilà l'ombre portée.

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    J'aurais pu partir des écrits de Léonard de Vinci, mais ce dernier s'il a largement traité des ombres propres, déclare malvenue les ombres portées. Semblable à ses collègues chinois, pour lesquels les ombres portées n'ont aucun sens du point de vue pictural. Nous verrons plus loin que cette règle souffre une exception, au moins.

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    Voici une photographie des arènes de Séville, cité associée s'il en fut à la lumière, à l'éblouissement. Un matador affronte son ombre, ombre portée, phénomène physique, première anamorphose que nous expérimentons dès l'enfance. (pour la définition de l'anamorphose : déformation réversible d'une image par un système optique, voici la plus connue : les Ambassadeurs d'Holbein, 1533).

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    Mais aussi présence métaphysique, inquiétante, rappel du royaume des ombres, qui attend peut-être le matador avant la fin de sa course. J'ai organisé cet exposé autour de deux tableaux de peintres sévillans : celui-ci, pour lequel certains parmi vous ont peut-être déjà une idée, rencontré il y a quelques semaines au Musée des Beaux-Arts de Lyon, et cet autre, des collections du musée des Beaux-Arts de Bucarest, que certains parmi vous ont visité il y a quelques mois.

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    L'intitulé de la première partie est Apparition et Disparition de l'ombre portée dans la peinture occidentale. L'an passé à Vienne nous avions parlé de la vie et de la mort d'un motif, l'arc-en-ciel, dans le même champ pictural. Voici une mosaïque antérieure à la période que je vais évoquer : un sol jonché de détritus au décours d'un banquet, qui s'est déroulé vers le deuxième siècle avant notre ère. Chaque objet, dans un souci de réalisme, de trompe l'oeil, est associé à son ombre portée. Cette technique a complètement disparu, et je vais vous raconter comment, au début de XVème siècle, l'ombre portée a été redécouverte, réinventée pourrait-on dire.

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    Soit un tableau de Giotto. Pourquoi Giotto ? C'est un peintre majeur, virtuose de l'utilisation des ombres propres. Pour les modelés des visages, les plis des vêtements, les reliefs de la roche. Mais scrutez le panneau sous tous les angles, vous n'y trouverez aucune ombre portée. Giotto connaît Dante, il en dresse même le portrait. Dante, à chaque pas, lors de sa traversée des enfers, rencontre des ombres.

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Les historiens de l'art qui se sont penchés sur la question de la représentation de l'ombre, Gombrich et Stoïchita, s'accordent sur des interprétations du type : Giotto ne représente pas les ombres parce qu'il distingue les corps physiques des images virtuelles. En quelque sorte il marquerait la différence en omettant l'ombre portée. C'est préter beaucoup d'intentions métaphysiques à Giotto, en un temps où tout simplement l'ombre portée n'était pas un motif pictural, ni un élément utile : les ombres propres donnent du relief aux visages, aux vêtements, aux roches. Mais il n'est pas alors d'usage de se préoccuper de soutenir une perspective à l'aide de l'ombre portée, pour la bonne raison que la perspective n'est pas une préoccupation chez les peintres avant le début du siècle suivant. Cette remarque vaut pour la peinture chinoise, qui n'a cure de la perspective.

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    Considérons deux oeuvres qu'un siècle et demi sépare, et qui abordent le même sujet : la fuite en Egypte. À gauche, la version de Giotto : ombres propres comme sur le travail précédent, mais aucune ombre portée de Marie, de Joseph ; à droite, celle de Giovanni di Paolo : voyons de plus près : question virtuosité, je donne tous les Giovanni di Paolo pour un Giotto.

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    Mais regardez ces arbres : ils possèdent une ombre portée. Pas celui-ci : c'est qu'il est déjà dans l'ombre. Ce personnage accompagné d'un mulet a une ombre portée ; mais non ce laboureur. Ni Joseph, ni l'âne portant Marie.

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    Robert Campin peint cette Annonciation, exposée aux Musées royaux de Bruxelles, vers 1420. La perspective est très approximative. Les objets sur la table n'ont pas d'ombre portée. Ni le chandelier en haut à droite.

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    Huit ans plus tard, le même sujet est traité, le Retable de Mérode, exposé au Metropolitan. La perspective est toujours aussi curieuse, mais la crémaillère du chaudron de cuivre, ou le chandelier, ont récupéré une ombre portée. Peut-être est-ce dû au nouvel assistant de Robert Campin.

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    Nous sommes à New York, quelques centaines de mètres et nous voici à la Frick collection, devant le diptyque de l'Annonciation de Filippo Lippi, un moine coureur de nonnes qui fit un enfant à l'une d'entre elles, fut condamné à mort et échappa de peu au raccourcissement de sa carrière. Son fils, Filippino Lippi, deviendra peintre à son tour. La colombe symbolise l'Esprit Saint atteignant la vierge apprenant sa grossesse prochaine. Sur la droite, vous voyez l'ombre portée de la vierge. La scène est l'illustration de l'Évangile selon Saint Luc : l'esprit-saint viendra vers toi et te couvrira de son ombre. Retenez ce rapport entre le texte et l'illustration.

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    Je vous montre une oeuvre de Konrad Witz, un peintre souabe qui s'est installé à Bâle. Un vrai traité des divers modes de propagation de la lumière, en 1435 : voyez le reflet de l'île, la réfraction qui affecte le bâton de Saint Christophe ; quand à l'ombre du saint, elle est en fait ombre et reflet, une problématique que nous reverrons plus loin. Cette Adoration des mages de Konrad Witz, réalisée un an avant sa mort, montre sa maîtrise des ombres portées : sur un dièdre, celle de la vierge et de l'enfant ; celle de la statue ; celle de l'âne...

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    J'abrège : le Caravage peint un musicien dont la main décolle du plan du luth, comme le violon dont le fond est convexe, posé sur une table au premier plan.

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    Le caravagisme envahi l'Europe : Saraceni à Venise - regardez l'ombre du cordier de cette basse de viole à six cordes ; et l'ombre des doigts de la joueuse de luth, qui procurent une illusion de relief ; et encore l'ombre du violon sur le sol.

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    Quelques peintres hollandais descendent à Rome, s'imprègnent des techniques du Caravage, reviennent au pays, à Utrecht : on les appelera les caravagistes d'Utrecht. Repérez l'ombre de la flute sur la joue du musicien.

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    Philippe Muller me disait hier : j'espère que tu parleras de Georges de la Tour. Moi qui l'avait enlevé pour gagner du temps... Voici un exemple du luminisme : virtuosité dans la virtuosité, l'astuce qui consiste à masquer de la main la source de la lumière, la flamme de la chandelle. Voyez les ombres portées, du nez, de l'enfant.

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    Je ne pouvais oublier Rembrandt, la Ronde de Nuit restaurée, ce personnage qui lance une main hors du tableau, dans notre direction, d'autant plus que nous percevons ou non cette ombre portée sur l'habit lumineux de son voisin. Analogue, la gravure du pasteur Sylvius. Peindre et feindre : nous sommes leurrés par le génie du peintre, par la technique du trompe-l'oeil - mais non du trompe-l'esprit, car personne n'est dupe, et c'est un plaisir que de se laisser surprendre.

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    J'en arrive à celui que l'on a surnommé le Caravage Espagnol. Zurbaran, figure majeure de la peinture sévillane, du siècle d'or de la peinture espagnole. Bien évidemment son génie dépasse cette comparaison certes flatteuse mais étriquée. De quoi s'agit-il ? D'un portrait en pied de Saint François, que l'on voit flanqué de son ombre, sur la droite. Particulière, cette oeuvre rencontrée au musée de Lyon il y a quelques semaines : elle illustre la légende selon laquelle, en 1449, le pape Nicolas V serait descendu dans la crypte de la basilique Saint-François d’Assise, mort en 1226. Ouvrant la porte du caveau où était enterré Saint François, il le vit debout, en extase. En réalité le corps du saint ne fut découvert qu’en 1818. Le thème a été traité au moins six fois par Zurbaran entre 1630 et 1660 et l'on trouve  des Saint François d’Assise dans sa tombe, au Milwaukee Art Museum dans le Wisconsin, à Milan, à Buenos Ayres, à Londres, à Munich...

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    J'aime penser que cette version lyonnaise est l'ultime, l'aboutissement d'une recherche formelle, pour la raison suivante : regardez comment l'ombre propre, celle de la robe de bure, du corps physique, et l'ombre portée, celle de l'au-delà, de l'empire des morts, du royaume des ombres, se reflètent l'une l'autre : formes jumelles, de part et d'autre d'un miroir virtuel. Lorsque la perfection formelle résonne avec la signification, c'est là que la peinture peut provoquer un frisson, apanage émotionnel réservé d'ordinaire à la musique. Dans la salle du musée des Beaux-Arts de Lyon qui l'abrite, Saint Francois avoisine une oeuvre d'un artiste contemporain, Pierre Buraglio, né à Charenton en 1939 ; lequel a sans doute bien compris le détail qui rend l'oeuvre incomparable.

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    Je préfère cependant l'original.

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    Autre génie espagnol, Francesco Goya y Lucientes, dont la construction du Corral de Locos (1794) repose sur une éblouissante opposition de la luminosité du ciel et de l'obscurité de l'univers des fous, dont les silhouettes et les ombres se confondent. Comparez avec la pâle imitation qu'en fit soixante-quinze ans plus tard l'italien Signorini. Je développe cette confrontation dans la conférence Un fantôme dans le Tableau clinique.

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    Mais nous n'allons pas épuiser le catalogue des ombres de la peinture occidentale. Beaucoup plus intéressant, est l'achèvement de cette histoire, puisque j'ai prétendu que l'ombre a disparu une seconde fois de notre culture, après une première obscuration à la fin de la civilisation romaine. J'entends, l'ombre motif à la fois esthétique et symbolique. Avec les derniers figuratifs, les surréalistes, lesquels lorsqu'ils mettent en scène leurs fantasmes en appellent au pouvoir de l'ombre.

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    Dali, maître de l'anamorphose, avec ce Sphynx ensablé, autrement dit Le Remord.

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    Cet autre Dali à l'âge de cinq ans, alors qu'il croyait être une petite fille, soulevant la peau de l'eau pour voir un chien dormir à l'ombre de la mer.

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    C'est surtout De Chirico, cet italien né en Grèce, dont je vous montre trois oeuvres : l'énigme d'un jour (1914) : l'ombre allongée d'un personnage lui même traité comme une ombre.

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    Puis Mystère et mélancolie d'une rue (1914), accompagné d'une affirmation « Il y a beaucoup plus de mystère dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions du passé, du présent et du futur. »  Une petite fille court après son cerceau : on pourrait la croire traitée comme une ombre, si elle n'avait pas elle-même son ombre portée, que l'on devine sur la gauche. L'enfant se dirige vers une ombre, inquiétante, menaçante, car nul ne peut dire de qui elle est l'ombre. Premier a parte : je voudrais vous montrer deux exemples d'ombres privées de propriétaires.

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    La première est ce tableau de Jean-Léon Gérôme, Consumatum est, daté de 1867, exposé au Musée d'Orsay. Jean Léon Gérôme est un peintre pompier par excellence. Vous reconnaîtrez à l'arrière-plan (la photo du tableau est médiocre) la ville de Jérusalem, au second plan à gauche une escouade, des chevaux, des militaires enturbanés ; au premier plan à droite, dans un clair de lune, les ombres de ce qui apparaît comme trois croix portant trois corps. Il s'agit bien entendu d'une cruxifixion.

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Autre exemple, une oeuvre de Picasso, exception à la règle que je fixait tout à l'heure d'une ombre disparaissant après les surréalistes : le 29 décembre 1953, Pablo Picasso était semble-t-il bien seul, déprimé, ce qui ne lui arriva pas si souvent. Il se représenta sous la forme d'une ombre, s'approchant d'un lit bleu sur lequel est étendu une femme. Lorsque vous regardez de près la composition, vous réalisez combien la construction évoque un surréaliste majeur, René Magritte : tableau découpé dans ce qui est présenté comme la part de réalité du tableau.

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On songe aux Promenades d'Euclide.

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    Enfin, le Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire daté de 1914 et exposé à Beaubourg. L'ombre du poète y semble tapie, prête à quitter la scène, sans rapport avec le personnage au premier plan dont on ne sait qui il est : Giorgio de Chirico ? Apollinaire avant sa blessure ? Second a parte : l'ombre infidèle est un thème ancien.

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    Prenez cette gravure d'Otto van Veen, le maître de Rubens. Otto van Veen réalisait des livres d'emblèmes commandités par les Jésuites. Des vignettes édifiantes, à l'intention des élèves dont ils avaient la charge dans leurs collèges.

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    Examinons l'ombre de ce Cupidon : une tête de méduse, pour qui sont ces serpents qui sifflent sur sa tête ?

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    Les ombres portées de Grandville (1803-1847) : soit un curé, un bourgeois, je ne sais trop qui, leurs ombres sont respectivement un dindon, un goret, un diablotin ; le dernier, le lecteur du journal, qui se tourne vers son ombre et aperçoit un pion.

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    Plus grave est la mésaventure de Pierre Schlemihl, qui passe un livre à courir après son ombre. Il faut dire qu'il l'avait vendu à un inconnu, qui n'est autre que le diable.

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    Enfin, la femme sans ombre est un opéra magnifique de Richard Strauss.

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    Bien mais existe-t-il, comme pour l'arc-en-ciel, un acte de décès de l'ombre rédigé (pour l'arc, Paul Klee s'était chargé de la rubrique nécrologique) en bonne et due forme ? On peut faire une confiance relative à Kandinski qui dans ses regards sur le passé, raconte l'histoire suivante : « J'arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une beauté indescriptible, imprégné d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme : c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J'essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l'impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n'y arrivai qu'à moitié : même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux ».  Regards sur le passé, p. 109.

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    En somme, le tableau détaché de son contexte, du référent, de l'hors cadre qu'il représente, devient autonome, redevient un espace à deux dimensions non forcé d'en représenter trois, soumis aux seules règles que se fixe l'artiste. Kandinski vient d'inventer l'art abstrait. Or dans un espace non Euclidien, à x dimensions, on peut parfaitement se passer d'ombre portée.

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    Récapitulons : pendant des siècles, la peinture illustre les textes sacrés, plus rarement les textes profanes, et dans tous les cas, nul besoin d'ombre portée.

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    Puis celle-ci entre en scène : mystique chez Zurbaran ; contribution au réalisme chez les caravagistes, les maîtres du clair-obscur, les virtuoses du trompe-l'oeil ; rebelle chez les surréalistes, se libèrant de ce dont elle est l'ombre.

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    L'ombre disparait dès lors que l'on ne prétend plus faire entrer le réel dans l'espace de la toile, lorsqu'avec Kandinski la représentation nuit à l'espace du tableau.

    Donc nous avons, pour simplifier, trois temps : la peinture illustrative d'un texte, la peinture représentative d'une réalité, la peinture abstraite de cette réalité, générant son propre espace, comme une géométrie non euclidienne génère son univers propre.

    Vous pouvez me suivre ou non sur cette version de la fin de l'ombre ; dans tous les cas, nous n'avons pas pour l'instant d'explication à l'apparition de l'ombre lors du passage de l'illustration à la peinture représentative d'une réalité, fut-elle d'inspiration divine.
Nos maîtres es-ombres portées, Gombrich et Stoichita, se gardent bien de préciser ce moment en désignant telle oeuvre ou tel peintre. Une interprétation facile, serait de croire que l'ombre a été introduite dans le tableau, par une mutation du regard, de l'intention du peintre, soucieux de représenter non plus des fragments de réalité au service d'une illustration, mais ces fragments de réalité pour eux-mêmes. Or, si l'on s'intéresse de près à l'irruption de l'ombre dans le champ de la peinture, on se rend compte que les choses ne se sont pas passées ainsi. Et c'est la première idée que je voudrais vous transmettre : l'ombre a fait son entrée en scène non pas en raison d'une observation du réel ni d'une nécessité de traitement de la lumière dans l'espace du tableau, contrairement à ce qui est soutenu par la plupart, et certains de l'Académie.

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    Pour vous montrer cela, je vous emmène faire un tour à Florence, du côté de Sainta Maria del Carmine, très précisément à la Chapelle Brancacci. Les peintres Masolino et Masaccio reçoivent commande en 1425 d'une série de fresques par le neveu d'un drapier fortuné, qui s'appelle Piero di Piuvichese Brancacci ; le cahier des charges précise que seront représentés des scènes de la vie de Saint Pierre.

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    En particulier cette fresque qui a fait couler des fleuves d'encre neurologique, Saint Pierre guérissant les malades en les couvrant de son ombre - épisode relaté dans les Actes des Apôtres, chapitre 5, versets 12 à 15 : « Par les mains des Apôtres, il se faisait de nombreux signes et prodiges parmi le peuple (...) à tel point qu’on allait jusqu’à transporter les malades dans les rues et à les déposer là sur des lits et des grabats, afin que tout au moins l’ombre de Saint Pierre, à son passage, couvrit l’un d’eux ». Masaccio le peint en 1425. Il faut saisir ceci : Masaccio n'a peint une ombre que dans la mesure où elle était mentionnée explicitement dans le texte.

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    Ce qui est remarquable, c'est que l'ombre est également traitée sur un autre panneau de la chapelle (Adam et Eve chassés du paradis) deux ans plus tard, vers 1427. Et sur la fresque représentant une autre guérison et la résurrection de Tabatha.

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    Reprenons le tableau : là où j'avais laissé un point d'interrogation, je place la guérison par l'ombre de Saint Pierre. Oeuvre charnière, où l'ombre portée est à la fois illustration d'un texte et présence mystique incarnée. Vous trouvez cette théorie tirée par les cheveux ? Rappelez vous que les chinois ne représentent pas les ombres portées.

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    Sauf Ch'iao Chung-ch'ang : un peintre du XIIème siècle, qui illustre un poème épique racontant une bataille aussi connue là bas que la bataille de Trafalgar chez nous. La falaise rouge, portée à l'écran (The Red Cliff). Une strophe mentionne explicitement les ombres allongées des roches : regardez cette mauvais photographie : les ombres portées sont cependant visibles. L'exception qui confirme la règle chinoise, est une illustration de texte.

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    Vous n'êtes toujours pas convaincus ? Alors voici un dernier argument, et de taille. Dans la chapelle Brancacci, il y a une dernière fresque de Masaccio. Les historiens de l'art considèrent qu'il s'agit de l'oeuvre traitant pour la première fois sans doute possible de la perspective avec un point de fuite, et un seul. Masaccio qui s'est représenté dans un coin de la fresque est un pionnier de la perspective, au même titre que ses contemporains Brunelleschi et Alberti. Bien avant Piero de la Francesca et Melozzo de Forli.

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    En introduisant l'ombre portée, Masaccio fait encore mieux : il organise l'espace entre deux champs : celui du point de fuite unique, et celui de l'origine objective de la lumière.
Malheureusement, Masaccio meurt en 1428. Filippino Lippi le fils du moine Filippo Lippi et de la nonne, achèvera la décoration de la chapelle, un demi-siècle plus tard.

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    Je vous propose de continuer ce cycle de l'ombre avec la seconde partie intitulée La naissance de la peinture.