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Contribution de Raphaël à l'iconographie épileptologique (Conférences)

Contribution de Raphaël à l'iconographie épileptologique

Bordeaux, le 12 novembre 2011

        Permettez-moi en préambule de remercier les organisateurs de cette prestigieuse journée ; et de dire le plaisir que j'ai eu à préparer cette communication en la compagnie de Georges Durand et de Pierre Thomas, sans lesquels la partie épileptologique eût manqué de consistance.

    Commençons par solliciter votre mémoire de travail : voici un visage dans une situation singulière, le détail d'un tableau exposé pas loin d'ici, au musée des Beaux Arts de Bordeaux, intitulé le miracle de Saint Juste, un saint céphalophore ; je vous cacherai pour l'instant le nom de son auteur, et demande à ceux qui l'ont identifié de bien vouloir le garder pour eux afin de ménager un peu de suspens. Les yeux de cet adolescent sont écarquillés, divergents, et sa bouche est entrouverte ; rappelez vous ces traits, son expression1.

    Transportons nous à Vienne, au Kunsthistorisches Museum, dans l'une de ces salles immenses où l'on tombe sur des oeuvres gigantesques, telle cette toile qui mesure plus de 5 m de haut sur 3 m de large. L'oeil est attiré d'abord par ce personnage, un ecclésiastique, revêtu d'une chasuble somptueuse, et dont le regard est dirigé vers le ciel ; avec les colonnades, vous être plongés dans le baroque, l'univers de la verticalité et du mouvement : pour saisir ce vers quoi tend cette main, il suffit de suivre la courbe dessinée par les visages de ces prêtres, des jésuites, et vous découvrez cette jeune femme en mauvaise posture : extension du membre supérieur droit, déviation de la tête et des yeux vers la droite, ouverture de la bouche comme si elle venait de proférer un cri... pour être amateur de peinture, vous n'en êtes pas moins neurologue et vous vous dîtes : mais c'est une crise de l'aire motrice supplémentaire ! D'autant plus que vous accédez à votre iconographie intérieure. L'analogie est surprenante, jusqu'à la crispation de la main gauche sur le drap sur la photo, sur le vêtement sur le tableau. Un détail instille le doute : alors que la main droite est crispée sur le tableau, le poignet et les doigts sont franchement en extension sur la photo.

    Et puis il y a ce barbu, qui soutient la pauvre femme. Vous êtes convaincu de l'avoir déjà rencontré, mais où ?

    Il est temps d'examiner la partie inférieure du tableau. Vous découvrez un second convulsionnaire, étendu sur le marbre de l'église. Vous réalisez que deux crises sur un même tableau, en même temps, c'est trop. Nous voici non plus dans le monde de l'épilepsie, mais dans celui des crises pseudo-épileptiques. Cette oeuvre n'intégrera pas le musée épileptologique des illustrations de l'épilepsie. Et soudain, vous vous rappelez où vous avez vu le barbu : c'était il y a cent ans, et au Vatican. Quand je dis : cent ans et au Vatican, je parle en temps et en espace de muséophile.

    Regardez ce détail d'une oeuvre archi-connue : le barbu y soutient un adolescent qui semble faire une crise lui aussi, avec cette fois-ci la main droite en extension. Il s'agit de l'enfant épileptique de la dernière oeuvre de Raphaël, la Transfiguration, exposée au musée du Vatican, et qui illustre nombre d'ouvrages consacrés à l'épilepsie. Maintenant examinons d'un peu plus près le visage de l'adolescent. Récupérez ce que vous avez installé dans votre mémoire de travail il y a cinq minutes à peine : je prétends que le visage de cet enfant peint par Raphaël a inspiré celui du miracle de Saint Juste du musée de Bordeaux. Vous me direz : c'est un peu tiré par les cheveux, cette correspondance du barbu de Rome et de celui de Vienne, du visage de l'adolescent et de celui de Saint Juste.

    Le hasard des congrès nous a menés l'an passé à Nancy, et qu'y avons nous découvert, au musée des Beaux-Arts ? Cette copie horizontalisée de la transfiguration de Raphaël. Et je vous le donne en mille : de la main du peintre dont je peine à vous donner le nom. L'auteur de l'oeuvre imposante de Vienne, et du Saint Juste de Bordeaux. Le même equi, de passage à Mantoue, a réalisé vers 1604-1605 ce dessin copiant la transfiguration, cette fois-ci plus conforme. Aller à Rome, ou Florence, ou Venise, copier les grands maîtres faisait partie de la formation continue de tout artiste digne de ce nom2.

    Examinons le barbu et l'enfant épileptique dans la version horizontalisée de la transfiguration de Raphaël. L'extension du membre supérieur, gauche cette fois-ci, n'est pas discutable, mais la déviation de la tête et des yeux est moins convainquante. Restent le faciès, la salivation. Remarquez l'ouverture de la bouche.

    Revenons à Vienne : la scène peinte au début du XVIIe, renvoie à un évènement du XVIe siècle ; ces crises ne sont pas interprétées en terme pseudo-épilepsie, mais de possession : la main du saint homme chasse hors de ces corps les démons, lesquels s'enfuient dans l'angle supérieur gauche du tableau.

    Beaucoup parmi vous ont reconnu l'oeuvre de Pierre Paul Rubens, les miracles de Saint Ignace de Loyola, le fondateur de l'ordre des Jésuites. Cette oeuvre fut commandée dans le cadre de la campagne de canonisation du fondateur de l'ordre des jésuites et dans le contexte de la Contre Réforme, à laquelle participait au premier chef Rubens, qui se sentit sa vie durant redevable envers les Jésuites auxquels il dût sa formation et sa carrière. Le tableau créé à Anvers se retrouva à Vienne après quelques péripéties dont je vous passe le détail.

    Voici la version intégrale du miracle de Saint Juste. Combien auriez-vous parié sur la présence d'un barbu ?

    Je pourrais interrompre ici cette présentation mais vous trouveriez cela un peu court. Figurez vous que Rubens a réalisé deux versions des Miracles de Saint Ignace. La seconde est à l'Église du Gésu, église des Jésuites, à Gènes, très mal exposée et très mal éclairée. La commande est datée de 16203. La construction très différente de ces deux oeuvres, derrière l'analogie au premier abord, a suscité des commentaires de la part des iconographes rubéniens, mais je voudrais simplement faire remarquer quelques détails qui intéressent le neurologue : dans la version génoise, le personnage convulsant à terre a disparu, la main de la jeune femme est ouverte, quant au barbu, il est toujours de service. Rubens aurait-il ré-examiné la transfiguration de Raphaël ?

    Cette seconde version illustrerait de manière plus conforme une crise de l'aire motrice supplémentaire. Mais voici qu'intervient Charles Bell, observateur de la contraction musculaire s'il en fut, qui affirme dans son Anatomie et Philosophie de l'expression4 que l'enfant peint par Raphael n'est pas crédible : ses contractions sont outrancières et non physiologiques, en un mot, sa crise est feinte. Ses yeux ne sont pas naturels. La bouche est ouverte, ce qui lui paraît tout à fait inhabituel.5 C'est que l'opisthotonos du soldat anglais victime du tétanos lors de la bataille de la Corunna l'a convaincu que lors des contractions musculaires excessives les fléchisseurs l'emportaient sur les extenseurs aux membres supérieurs et en particulier au niveau des doigts. Faudrait-il renoncer comme l'aurait souhaité Charles Bell à l'enfant épileptique de Raphaël ?

    Devant tant de confusion Pierre Thomas m'a renvoyé à l'article de Monsieur Arnaud Biraben consacré aux crises du lobe frontal6, et plus particulièrement à la sémiologie des crises de l'aire motrice supplémentaire, et je retiens les critères diagnostiques suivants :
- la sémiologie des crises de l’aire motrice est rarement pure
- les crises sont brèves, fréquentes, souvent nocturnes
- on peut observer : un arrêt de la parole ou une vocalisation, typiquement pallilalique ; une adversion conjuguée de la tête et des yeux ; des manifestations posturales complexes avec abduction, rotation externe et flexion du coude controlatéral, et extension du membre inférieur controlatéral
- la conscience est préservée
- certaines crises issues du lobe pariétal peuvent mimer des crises de l’AMS

    Force est de constater que les diverses représentations que je vous ai proposées ne répondent pas à cette description idéale. Mais l'hypothèse d'une grande variété sémiologique s'appuie sur la possibilité de recrutement d'aires voisines très diverses. Permettez moi de vous montrer deux courts extraits d'enregistrements vidéographiques réalisés par Pierre Thomas, qui illustrent deux pôles de la palette symptomatique des crises de l'aire motrice supplémentaire. Le premier est une crise à l'endormissement, brève, avec vocalisation, et abduction du bras droit. Le second est une vocalisation soutenue accompagnée d'une rotation lente de la tête et des yeux vers la gauche. Le scanner montre une calcification proche de l'aire motrice supplémentaire dans un contexte de traumatisme crânien avec embarrure.

    Voici comment résumer une petite séquence de l'histoire de l'art, du point de vue de l'épistémologie évolutionniste. Entre la première et la seconde version des miracles de Saint Ignace de Loyola, Rubens ou un membre de son atelier ont probablement revisité la Transfiguration de Raphaël.  Accepteriez vous d'intégrer la version génoise dans l'iconographie épileptologique officielle, n'en déplaise à Charles Bell ?

    Je vous remercie de votre attention.