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Prologue (Chroniques de l'arc-en-ciel : V-Junon et Argus)

Benoit Kullmann

Le paon et l’arc-en-ciel

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Prologue


    Cet ouvrage est le quatrième volet des Variations sur l’arc-en-ciel, ouvertes sur le Sceau de l’Alliance dédié au météore accordé par Dieu à Noé, comme gage de son pardon, assurance que jamais plus les hommes ne subiraient un déluge. Suivit l’Arc et la mandorle, chronique d’un motif résistant plus d’un millénaire, combinaison de l’amande abritant le Christ en Majesté et de l’arc sur lequel est juché celui-ci le jour du Jugement dernier. Entre déluge et fin des temps, entre espérance et apocalypse, depuis la promesse faite à Noé jusqu’au trône divin tous deux symbolisés par un arc-en-ciel, se déroule linéairement la chronologie chrétienne. Le premier tome se prêtait à un survol de l’histoire de la peinture de paysage et animalière, le thème du déluge ayant été abordé par des artistes appartenant à la plupart des courants définis par les historiens de l’Art. Le second volume insistait sur les déterminations religieuses, économiques et politiques justifiant la fortune puis la disparition d’un motif. Le troisième, l’Émancipation de l’arc, tentait de cerner le moment très bref pendant lequel l’arc des peintres s’est détaché du contexte religieux pour s’ancrer dans le paysage, entre 1494 et 1510, puis a servi différemment la Réforme ou la contre-Réforme. Chez les Protestants, l’arc-en-ciel gravé, austère passerelle jetée entre Dieu et le fidèle, résume l’eschatologie, bornée par le déluge et le Jugement dernier ; la mandorle, protection infranchissable abstrayant le Christ en Majesté, disparaît. Dans la stratégie de la contre-Réforme, l’arc-en-ciel devient diaphane, transparent, tandis que s’éloigne et s’amenuise au ciel du tableau la figure du Christ. Enfin, l’arc gagne le paysage, dans ses évocations météorologiques, mythologiques et alchimiques, et dans les illustrations du sacrifice de Noé.

    Histoire du paysage et évolution d’une figure imposaient un respect de l’ordre évènementiel, diachronique. Le Paon et l’arc-en-ciel traite d’une autre conception du temps, héritée sans doute des croyances indiennes et perses, relayées par la mythologie gréco-romaine, adaptée par quelques philosophes présocratiques. Le temps répète des cycles au cours desquels toutes les transformations paraissent possibles, là métempsycose, ici métamorphoses : aussi rompant avec le rythme jusqu’alors respecté, prend-on des libertés avec le strict calendrier des évènements.

    Le Paon et l’arc-en-ciel se voudrait une réflexion sur la consistance d’une œuvre : non pas une analyse esthétique, sinon pour repérer ce qui relève de l’histoire des mouvements picturaux, et ce qui ressort du style du peintre, permettant ainsi à l’amateur de se conformer à la juste manière de produire du commentaire ; mais une démarche intellectuelle, qui suppose qu’un tableau est a priori porteur d’un sens énigmatique, énoncé au moyen d’une supercherie, trompe-l’œil, trompe l’esprit ou les deux : ne pas montrer les choses telles quelles et les montrer autres en usant d’artifices, sont les préalables de la peinture allégorique.

    Junon et Argus mis en scène par Pierre-Paul Rubens, l’un des plus prolixes iridophiles, inaugure notre promenade iconologique, déroulée selon le tempo des images en respectant l’esprit du cycle de conférences que nous avions organisé sur le thème de l’arc-en-ciel. Son intensité éclairera le chemin sinueux, spiralé, voire labyrinthique que nous proposons ici, en débutant par l’examen de l’attelage du char de Junon et la poursuite du mythe de sa servante Iris, première conjonction de l’oiseau et du météore.

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Junon et Argus


    Le visiteur du Wallraf-Richartz-Museum de Cologne découvre Junon et Argus à l’étage consacré à la section baroque de la fondation Corboud. Pierre-Paul Rubens (1577-1640) a réuni un groupe de personnages sans autre décor qu’un étroit pan de ciel. Le point de vue de l’artiste est en contre-plongée, quasiment au ras du sol, où s’étale au premier plan le cadavre décapité d’un homme nu.

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    Au centre, deux femmes s’affairent autour de ce qui semble être la tête du malheureux. L’une est vêtue d’une somptueuse robe rouge et porte diadème, l’autre, dont la robe est de couleur bleue, incline légèrement le chef et penche un sein généreux vers les spectateurs. Le titre du tableau nous autorise à identifier Junon, l’épouse de Jupiter, accompagnée d’une servante.

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    Sur la gauche, deux paons, dont l’un fait la roue, un arc-en-ciel jaillissant derrière le plumage déployé. Deux putti indifférents au drame qui s’est joué alentours, subjugués entre deux expériences esthétiques enfantines, caressent les plumes du paon rouant sans un regard pour l’arc inaccessible.

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    Dans l’angle supérieur droit, une figure féminine à la chevelure rousse se tient en retrait sur un char.

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    Du cadavre gisant, le tronc s’impose comme une reproduction horizontale du torso du Belvédère, dont Rubens fit plusieurs copies lors de son séjour à Rome en 1601. L’une d’entre elles est exposée à la Rubenshuis d’Anvers.

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Michel-Ange (1475-1564) le châtiment de Titius, c. 1333

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Titien Titius Huile sur toile, 253 x 217 cm 1548-1549 Madrid, Museo Nacional del Prado, nº 426

    D’autres sources ont été suggérées : le dessin de Michel-Ange (1475-1564) intitulé le châtiment de Titius, réalisé vers 1333, et la toile du Titien (1485-1576) sur le même thème, exécutée quinze ans plus tard, exposée actuellement au musée du Prado. La coopération des deux femmes rappelle celle que Mantegna propose dans la Judith exposée à la National Gallery de Washington.

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    Une description précise datée du milieu du XVIIe siècle nous permet de supposer que le format était à l’origine plus large ; une partie du char sur la droite et un putti sur la gauche disparaissant lors de la mutilation de la toile. Ce que confirme une gravure de l’artiste hollandaise Magdalena de Passe (1600-c.1640). Laquelle gravure illustra une édition des Métamorphoses publiée à Amsterdam en 1702, et fut recopiée par Fragonard (1732-1806) lors d’un séjour à Londres. Le délabrement du tableau largement amputé imposa une restauration en 2004.

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Magdalena de Passe (1600-c.1640). Junon et Argus, gravure d’après Rubens.

    En 1611, Rubens est âgé de trente-quatre ans, et sa gloire lui vaut de crouler sous la commande : dans le registre de la peinture profane, d’inspiration mythologique, essentiellement ovidienne, il achève cette année-là Prométhée, l’enlèvement de Ganymède, Venus et Adonis ; dans celui de la peinture religieuse, d’inspiration biblique, Le Massacre des innocents et Samson et Dalila. Dans l’Europe de la contre-réforme, l’Église est le principal mécène des artistes : il fallait opposer à l’austérité et au révisionnisme protestants, la magnificence du rituel catholique et l’affirmation des dogmes de la Sainte Église apostolique et romaine : cultes des saints et martyrs, scènes du nouveau et de l’ancien testament, crucifixions et jugements derniers ornent les chapelles et les cathédrales, décorum auquel Rubens participa généreusement.

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    Junon et Argus est acquis par le financier milanais Stefano Balbi, grand contributeur de la construction du collège des Jésuites à Gènes. Le lien qui attache Rubens aux Jésuites est indéfectible. Son père Jan, un éminent avocat anversois converti au protestantisme, fut contraint de s’exiler en Westphalie, à Siegen, près de Cologne, où naquit Pierre-Paul. Jan Rubens (1530-1587) occupa la fonction de conseiller auprès d’Anne de Saxe, l’épouse du prince William I d’Orange. Les frasques de Jan impliquant la princesse faillirent lui coûter la vie et eurent raison de sa carrière. Il mourut en 1587 après avoir été autorisé à s’installer à Cologne. Deux ans plus tard, sa veuve Maria Pypelinx regagna Anvers, où elle se reconvertit au catholicisme. Pierre-Paul fut accueilli après la mort de son père chez les Jésuites, puis lorsque sa mère revint à Anvers, fréquenta l’école latine de Rombout Verdonck. Dès l’âge de treize ans, décidé à devenir peintre, il fréquenta les ateliers de Tobias Verhaert, puis d’Adam van Noort où il rencontra Jacob Jordaens, enfin d’Otto Van Veen (1556-1629), chez lequel il se fixa jusqu’en 1598. Van Veen, autrement nommé Otto Vaenius, avait séjourné en Italie de 1575 à 1583 ; à son retour, il s’établit à Bruxelles puis à Anvers, réalisant des toiles inspirées de thèmes religieux, et des recueils d’emblèmes moralisants. Les plus connus* célèbrent la victoire sur l’amour profane de l’amour divin guidant les pas de l’âme humaine, et illustrent le Théâtre moral de la vie humaine du philosophe Cebes. Rubens demeura toujours très proche de la compagnie de Jésus, pour laquelle il accomplit plusieurs commandes d’importance, dont les trente-neuf panneaux de l’Église des Jésuites d’Anvers, détruits lors d’un incendie en 1818 ; deux autels monumentaux sauvés des flammes sont actuellement exposés à Vienne. Il exécuta en 1621 les portraits d’Ignace de Loyola et de Saint François Xavier pour le grand autel de l’Église du Jésus à Rome, contribuant à leur canonisation prononcée l’année suivante.

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Otto Venius peignant entouré des siens 1584 huile sur toile 176 cm x 250 cm Musée du Louvre

    Rubens collabora avec le peintre jésuite Daniel Seghers et avec François d’Aguilon (1567-1617). Jésuite et architecte géomètre, professeur de philosophie à Douai et de Théologie à Anvers, d’Aguilon publia les six volumes de son traité d’optique Opticorum libri sex à Anvers en 1613, commentaires des travaux des pionniers de cette science alors dominante : Euclide, Alhazen, Vitellion, Roger Bacon, Ramus, Pena, Risner, et Kepler. Rubens lui fit don de sept illustrations gravées par Théodore Galle : nous reviendrons sur le frontispice plus loin. Soulignons dès à présent l’attachement de Rubens à la cause de la Compagnie de Jésus, enraciné dans la reconnaissance, conforté lors de sa formation chez son maître Otto Van Veen, lequel l’instruisit des principes jésuitiques en matière d’emblèmes, entretenu enfin par sa relation intellectuelle avec d’Aguilon.

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Veen, Otto van (1556-1629) Amorum Emblemata, figuris aeneis incisa studio Othonis Vaeni Batavo-Lugdunesis. Antwerpen: Venalia apud Auctorem, 1608

    Pour quelle raison Stefano Balbi, homme d’affaire milanais, soutien actif de l’Église, s’est-il entiché d’une œuvre d’inspiration païenne ? Sans doute, sa collection comptait autant de thèmes religieux que de scènes mythologiques. Mais derrière ce qu’aujourd’hui nous décrivons à première vue comme un groupe de personnages affairés autour d’un cadavre, un amateur éclairé par l’enseignement des jésuites dans les années 1610 aurait-il perçu plus qu’une brillante interprétation d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide ? En interrogeant d’autres conjugaisons du paon et de l’arc-en-ciel, une troisième figure s’affirme rapidement comme leur trait d’union : la déesse Junon. Aussi bien aurions-nous pu amorcer notre déambulation avec cette enluminure plus économe de Robinet Testard, datée d’environ 1496-1498, illustrant les Échecs amoureux d’Évrard de Conty, où Junon munie de son sceptre et flanquée de ses paons, est assise pensivement sur son trône, tandis qu’un arc-en-ciel s’échappe de la muraille à l’arrière-plan. Voire par cette miniature anonyme du musée du Vatican. Nous proposons d’examiner successivement les deux motifs assujettis à la déesse, le paon et l’arc-en-ciel. En nous promettant de revenir ultérieurement sur la morosité de Junon.

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Robinet Testard, illustration des Échecs amoureux d’Évrard de Conty, c. 1496-1498

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Junon, paon et arc-en-ciel, miniature anonyme, musée du Vatican