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Prologue (Chroniques de l'arc-en-ciel : VI-la femme à la balance)

Benoit Kullmann


Chroniques de l'arc-en-ciel VI



La femme à la balance
ou
Vermeer et le libre arbitre



Table des matières

Prologue
Jan Vermeer de Delft
La femme portant une balance
Le jugement dernier
La psychostasie
L’âge d’or hollandais
Amsterdam, capitale de l’Europe
Politique, religion et peinture
La prédestination et le libre-arbitre
René  Descartes en Amsterdam
Réfraction
Vermeer et Spinoza
L’arc-en-ciel et la prosperité, ou, de l’espérance à la probabilité
Le paysage hollandais et le sceau de l’alliance
L’espérance et la paix
Conclusion







Prologue


        Cet ouvrage est le cinquième volet des Variations sur l’arc-en-ciel, ouvertes sur le Sceau de l’Alliance dédié au météore accordé par Dieu à Noé, comme gage de son pardon, assurance que jamais plus les hommes ne subiraient un déluge. Suivit l’Arc et la mandorle, chronique d’un motif résistant plus d’un millénaire, combinaison de l’amande abritant le Christ en Majesté et de l’arc sur lequel est juché celui-ci le jour du Jugement dernier. Entre déluge et fin des temps, entre espérance et apocalypse, depuis la promesse faite à Noé jusqu’au trône divin tous deux symbolisés par un arc-en-ciel, se déroule linéairement la chronologie chrétienne. Le premier tome se prêtait à un survol de l’histoire de la peinture de paysage et animalière, le thème du déluge ayant été abordé par des artistes appartenant à la plupart des courants définis par les historiens de l’Art. Le second volume insistait sur les déterminations religieuses, économiques et politiques justifiant la fortune puis la disparition d’un motif. Le troisième, l’Émancipation de l’arc, tentait de cerner le moment très bref pendant lequel l’arc des peintres s’est détaché du contexte religieux pour s’ancrer dans le paysage, entre 1494 et 1510, puis a servi différemment la Réforme ou la contre-Réforme. Chez les Protestants, l’arc-en-ciel gravé, austère passerelle jetée entre Dieu et le fidèle, résume l’eschatologie, bornée par le déluge et le Jugement dernier ; la mandorle, protection infranchissable abstrayant le Christ en Majesté, disparaît. Dans la stratégie de la contre-Réforme, l’arc-en-ciel devient diaphane, transparent, tandis que s’éloigne et s’amenuise au ciel du tableau la figure du Christ. Enfin, l’arc gagne le paysage, dans ses évocations météorologiques, mythologiques et alchimiques, et dans les illustrations du sacrifice de Noé.

       Histoire du paysage et évolution d’une figure imposaient un respect de l’ordre évènementiel, diachronique. Le Paon et l’arc-en-ciel traitait d’une autre conception du temps, héritée sans doute des croyances indiennes et perses, relayées par la mythologie gréco-romaine, adaptée par quelques philosophes présocratiques. Le temps répète des cycles au cours desquels toutes les transformations paraissent possibles, là métempsycose, ici métamorphoses : aussi rompant avec le rythme jusqu’alors respecté, prit-on des libertés avec le strict calendrier des évènements. Junon et Argus mis en scène par Pierre-Paul Rubens, l’un des plus généreux iridophiles, inaugurait notre promenade iconologique, déroulée selon le tempo des images en respectant l’esprit du cycle de conférences que nous avions organisé sur le thème de l’arc-en-ciel. Son intensité éclairerait le chemin sinueux, spiralé, voire labyrinthique que nous suggérions, en débutant par l’examen de l’attelage du char de Junon et la poursuite du mythe de sa servante Iris, première conjonction de l’oiseau et du météore.

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    Le projet est de partir d’un tableau, ou d’un petit nombre de tableaux, de développer ce qu’il suggère, de lui donner de la consistance à travers un parcours imagé de références et d’analogies, de l’insérer dans la culture en faisant appel autant sinon plus aux notions de l’histoire, de la politique, de la religion, voire de la philosophie, qu’à celles de l’esthétique. Méthode utiliséee intuitivement depuis que l’exposé d’histoire de l’art existe, systématisée par les structuralistes : la toile se charge de sens peu à peu, au fur et à mesure de sa confrontation avec d’autres œuvres, contemporaines, antérieures ou ultérieures.

    Le choix de ce Vermeer, rencontré lors de l’élaboration des Variations sur l’arc-en-ciel, lesquelles prétendent à partir de l’étude d’un seul motif parcourir l’histoire de la peinture occidentale, est déterminé parce qu’il contient en lui-même deux tableaux, selon une habitude propre à ce peintre peu productif. Ne portent en effet sa signature que trente-cinq œuvres, dont vingt-cinq contiennent un ou plusieurs tableaux dans le tableau. Vermeer était non seulement artiste mais marchand d’art, comme son père était aubergiste et brocanteur. Il entreposait chez lui quelques œuvres qu’il fit apparaître à l’arrière-plan de ses productions. La lecture de son testament révèle qu’endetté jusqu’au cou, dans une situation matérielle proche de la misère, Vermeer en possédait encore une vingtaine, dont deux signés de Fabritius.

    Faut-il renoncer d’emblée à accorder une signification au second tableau, considérer qu’il est là par hasard, comme le seraient la carte d’Ortelius derrière l’Astronome, ou la Charité Romaine devinée dans la Leçon de musique ? Si l’on veut bien considérer la minutie de l’organisation de l’espace, du choix des détails, et faire entrer en compte le temps passé par l’artiste à l’exécution d’une seule toile – son biographe Michael Montias estime qu’il vendait deux à trois toiles par an - le hasard est ici une raison peu vraisemblable. Nous partirons donc du principe que la coexistence du sujet et du tableau n’est pas fortuite, et nous entraîne dans un mouvement de va-et-vient transformant le décor en sujet principal et vice-versa. Ce qui est bien dans l’air du temps baroque. Le principe du « tableau dans le tableau » était alors un exercice de style fréquent chez les Hollandais, permettant tantôt d’appuyer le propos de la toile, tantôt de le contredire. Mais avant de nous plonger dans les détails de l’œuvre, quelques mots à propos de l’artiste.