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Le concept de maladie neurodégénérative I : de la dégénération aux protéinopathies (Conférences de Montréal)

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Benoit Kullmann
Montréal, le 6 Septembre 2007

Le concept de maladie neuro-dégénérative

I - De la dégénération aux protéinopathies

    Permettez moi tout d’abord de vous remercier de l’honneur que vous me faites, Madame Sylvie Belleville qui organisez cet atelier avec tant de grâce, Monsieur Yves Joanette qui m’a reçu si aimablement, Oury Monchi à qui je dois cette invitation, et vous tous qui sacrifiez de votre précieux temps. J’ignore tout de vos connaissances dans la matière que je vais aborder : et je risque fort de paraître aux uns trop élémentaire, aux autres trop confus. Néanmoins, je vais tenter de vous faire partager le point de vue d’un clinicien sur le contenu et le fonctionnement du concept relativement récent de maladie neurodégénérative. Il ne s’agit pas seulement en effet de dresser le catalogue des entités réunies sous cette rubrique, de définir la notion de maladie neuro-dégénérative, définition comme vous le verrez évolutive, mais plus d’en décrire la physiologie dès lors qu’on la considère comme un concept : quel en est le champ d’application, quelles sont ses limites de pertinence, et surtout à quoi sert cette manière de dire.



Dégénération, dégénérescence, abiotrophie

     La signification des termes dégénerescence et dégénération a considérablement évolué en trois siècles. La dégénération, du temps de Buffon, était le maître concept qui permettait d’expliquer la variété des espèces en concurrence avec le créationnisme, par exemple de Linné : pour Buffon, les effets combinés de l’éloignement géographique et de l'écoulement du temps expliquaient que le paon multicolore des Indes perdit ses couleurs lorsqu’on le transportait en Europe dans les cours de Suède ou d’Italie. A l’inverse les descendants d’un couple de Congolais installés au Danemark avaient toutes les chances à la dixième génération de redevenir blancs, couleur première du genre humain pour les naturalistes du XVIIIème siècle. Le duel entre les créationnistes et les dégénérationnistes occupa l’espace intellectuel si complètement que les premières tentatives d’exposition d’un système évolutionniste inversant la chaîne descendante des êtres ont avorté : celles de l’Abbé Manet ou de Charles Bonnet par exemple.



















    Puis la dégénération devenue dégénérescence s’est appliquée d’une part aux tumeurs, de l’autre aux ratures du genre humain, criminels, aliénés, prostituées, invertis, et aux effets sur la descendance de l’alcool et de la syphilis. L'étude des stigmates de cette dégénérescence - physiques, moraux, la perte de fécondité, l’altération des sens, est la matière de centaines d’ouvrages dont la publication s’étale au long du dix neuvième siècle. Faisant de l’ombre à la description par Bichat, au début du siècle, de la dégénérescence de certains tissus chez le vieillard. La notion de cellule n’avait alors pas encore de sens.



La méthode anatomo-clinique


    La  neurologie est fondée depuis sa naissance sur la méthode anatomo-clinique, à laquelle est attaché le nom de Jean-Martin Charcot ( 1825-1993 ) : dès son arrivée à la Salpétrière en 1862, et pendant une décade, Charcot entreprend la description des pathologies médullaires en confrontant systématiquement les observations cliniques et les vérifications anatomiques. Avant de se consacrer pendant vingt années jusqu’à sa mort à l’étude de l’hystérie qu’il tente de constituer comme maladie en dépit de l’absence de lésion anatomique décelable – la définition alors d’une névrose.

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    De l’autre côté du Rhin, Nikolaus Friedreich ( 1825-1982 ) décrit l’Hérédo-ataxie en 1863.





    Citons encore Aloys Alzheimer (1864-1915) qui suit quelques années Auguste D avant d’examiner son cerveau. Il publie le résultat de ses observations en 1906, accompagnés de ces croquis sur lesquels vous reconnaissez la dégénérescence fibrillaire affectant quelques neurones corticaux. Nous sommes passés du tissulaire (Bichat) au cellulaire.



    Pour résumer, en ce début de vingtième siècle, on peut distinguer la Clinique de la dégénération : symptômes témoignant de l’altération d’un ou de plusieurs systêmes anatomo-physiologiques, cordons postérieurs, cervelet, voies pyramidales … d’aggravation progressive ; Et l’Histologie de la dégénération : perte neuronale, altérations structurales +/- spécifiques affectant les neurones restants, dépots de matériel colorés spécifiquement par le rouge congo ou les préparations argentiques, enfin gliose, réaction du tissu de soutien que l’on appelle encore neuroglie.



    Pour utiliser une terminologie actuellement neurologiquement correcte, le Phénotype clinique permet alors d’anticiper plus ou moins précisément le Phénotype anatomopathologique, le second confortant le premier, la réunion des deux constituant une Entité nosologique anatomo-clinique.

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    La conception moderne de la dégéneration débute avec William R Gowers (1845-1915) le grand neurologue britannique qui publia en 1902 dans le Lancet un article intitulé A lecture on Abiotrophy, décrivant la dégénération précoce et le vieillissement des tissus, en particulier du systême nerveux, non consécutifs à des facteurs extérieurs. Il opposait un processus vital global, entretenu par le sang propulsé par le cœur, l’oxygène renouvelé dans les poumons ; et un processus vital local, au niveau des organes, susceptible d’altération sans compromettre le processus global. La dégénération est cette mort lente d’une partie du tout. A defect of vital endurance selon sa propre expression. Il tire ses exemples des modifications du systême pileux : la canitie, la calvitie ; et de pathologies nerveuses décrites alors : l’une précoce, l’ataxie de Friedreich, l’autre tardive, la paralysie agitante à laquelle Charcot conféra le nom de maladie de Parkinson. Vieillissement et pathologie se rencontrent. Le concept d'abiotrophie est subordonné à la notion d’un vieillissement cellulaire prématuré, lent, irréversible et de caractère apparemment primitif, c'est-à-dire indépendant de tout facteur pathogène connu. Au passage, Gowers évoque la vitalité inverse, concurrente, des neurones et de la neuroglie.

    L’ensemble des Maladies Abiotrophiques, caractérisées par un vieillissement prématuré d’un contingent cellulaire, contient encore des affections qui s’avèreront des Erreurs innées du métabolisme, des Maladies Génétiques, et beaucoup plus tardivement des Infections non conventionnelles.


    En posant que le systême nerveux est constitué de x.103 variétés de cellules neuronales, soutenues par un tissu de soutien appelé neuropile, on peut énoncer plusieurs hypothèses concernant la nature des maladies neurodégénératives : s’agit-il d’une atteinte d’une population de cellules neuronales ; d’une atteinte sub-cellulaire intéressant plusieurs variétés neuronales ; d’une atteinte d’un systême antatomo-fonctionnel pluri-cellulaire ; voire d’une atteinte du neuropile ?








L’archétype des maladies neurodégénératives

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    James Parkinson (1755 - 1828) publie An essay on the shaking palsy en 1817 : la paralysie agitante est caractérisée par la coexistence d’un tremblement, d’une rigidité particulière, d’une réduction du mouvement que l’on appelera akinésie. Bradykinésie ne vaut guère mieux qu’akinésie : araiobradykinésie nous semble mieux convenir nonobstant la pédanterie de l’expression, la rareté du mouvement nous paraissant autant sinon plus importante que le ralentissement. Je résumerai brièvement l’évolution des idées concernant la physiopathologie de cette maladie familière :

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Description du locus niger par Soemmering 1778

Découverte des cellules par Schwann 1839

Découverte des neurones par Cajal 1894

Rôle du locus niger par Edouard Brissaud 1895

Description des corps de Lewy par F.H. Lewy 1912

Dépigmentation ( pâleur ) du locus niger observée par Constantin Tretiakoff 1919

Dopamine dans le S.N.C. décelée par Montagu 1957

Dopamine dans le L.N. précisée par Hornykiewicz 1960

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    À ce point de l’histoire, aux phénotypes clinique et anatomo-pathologique il faudrait ajouter le phénotype neurochimique : et comme la dopamine fait défaut dans la maladie de Parkinson, l’acétyl-choline manque  dans la maladie d’Alzheimer.

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    Parallèlement, un certain nombre d’observations dissidentes sont publiées, dès 1900 pour l’Atrophie olivo-ponto-cérebelleuse de Déjerine et Thomas, puis essentiellement dans les années soixante :

A neurological syndrôme associated with orthostatic hypotension Shy, Drager 1960

Dégénerescence striato-nigrique Van Bogaert, Van der Eecken 1961

Atrophie dentato-rubro-pallido- luysienne Smith et Neumann 1958 1959

Démence à corps de Lewy Okazaki et al. J NeuropatholExpNeurol, 1961

La publication princeps d’Okazaki et al. J NeuropatholExpNeurol, 1961, 20, concerne deux cas clinico-pathologiques de démence progressive avec quadriplégie en flexion. Dans le cortex cérébral sont identifiées des inclusions circonscrites, polychromes, argyrophiles, dans le corps cellulaire des neurones. Les corps d'inclusion sont habituellement ovales ou circulaires, rarement de contours irréguliers, au maximum de 10 à 25 microns de diamètre.

Progressive supranuclear palsy Steele, Richardson, Olswezki 1964

Corticodentatonigral degeneration with neuronal achromasia Rebeiz Kolodny Richardson 1968

    Les trois premières entités ( AOPC ; Shy Drager, DSN ) sont réunies dès 1969 par Graham et Oppenheimer sous l’expression atrophie multi-systématisée AMS ; à l’inverse la paralysie supra nucléaire progressive est subdivisée tout récemment en forme parkinsonienne, forme de Richardson, et forme corticale.

    S’ajouteront à cette liste les formes familiales ; nous citerons pour l’instant les Démences fronto-temporales avec syndrome parkinsonien liées au chromosome 17 (FTDP-17) décrites à partir de 1994.



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    Au début des années 1980, on pouvait encore organiser gravitant autour de la maladie de Parkinson une constellation de syndrômes parkinsoniens dégénératifs, désignés alors par la défunte expression « Parkinson + », caractérisés sur le plan clinique par des symptômes inhabituels au cours de la maladie de Parkinson stricto sensu ( paralysie de la verticalité dans la PSP, hypotension orthostatique, syndrôme cérebelleux dans l’AMS, démence, hallucinations visuelles dans la LBD … ), et sur le plan anatomopathologique par la distribution des lésions dans le systême nerveux central, sur le plan thérapeutique enfin par l’insensibilité à la dopathérapie. Cette conception unitaire des syndrômes parkinsoniens ne résistera pas aux réorganisations consécutives à deux découvertes fondamentales :





- les corps de Lewy sont constitués d’alpha-synucléine identifiée en 1988 ; Une mutation de l’alpha-synucléine sera décrite dans une famille grecque ( Contursi ) en 1997.



- l’Ubiquitine découverte en 1980 vaudra le Prix Nobel de Chimie en 2004 à ses inventeurs, Aaron Ciechanover, Avram Hershko, Irvin Rose ( UCH-L1 : ubiquitin carboxyl terminal hydrolase )




    Le système ubiquitine-protéasome détecte les protéines dont la structure est altérée, les mutations signalées affectent la fonction de l’ubiquitine-ligase et donc la dégradation par le protéasome des protéines altérées est défectueuse. De nombreuses mutations modifient ce systême de recyclage des protéines vieillies, intriqué avec le métabolisme oxydatif mitochondrial. La liste s’allonge de ces mutations soit dominantes, soit récessives, provoquant l’accumulation d’une protéine pathologique soit par hyperproduction, soit par défaut de dégradation, et déterminant l’apparition de syndrômes parkinsoniens d’âge de survenue et de présentation clinique divers.

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    L’ubiquitine donnera corps à cette intuition que les maladies neurodégénératives sont consécutives à un problême de maintenance de l’intégrité cellulaire : et si l’on tient compte des formes familiales dont l’inventaire se développe, il faut désormais s’acclimater à une nouvelle stratification nosologique : Phénotype clinique, phénotype anatomo-pathologique, génotype, protéotype.



    Mais qu'en est-il du phénotype neurochimique - la maladie de Parkinson comme déficit en dopamine, la maladie d'Alzheimer comme déficit en acétyl-choline ?



    En réalité, cela fait des lustres que nombre de nos confrères, au premier rang desquels le professeur Yves Agid, de la Salpétrière, nous convient à dépasser la conception d’une maladie de Parkinson se résumant à un déficit dopaminergique :

- Les hallucinations relèveraient d'un  dysfonctionnement cholinergique

- La dépression parkinsonienne serait la conséquence d'un dysfonctionnement sérotoninergique

- Les démences parkinsoniennes seraient également provoquées par un dysfonctionnement cholinergique

    C’est la fin du dopaminocentrisme, prononcée par Anthony Lang au récent congrès d’Istanbul (Juin 2007).
Laissons de côté pour l'instant ce que nous avons appelé le phénotype neurochimique et contentons-nous, c'est déjà bien assez, des quatre niveaux, phénotype clinique, phénotype anatomopathologique, phénotype protéique appelé encore protéotype, et génotype.



    Je voudrais maintenant consacrer quelques instants à la conception contemporaine la plus en vogue des maladies neuro-dégénératives : celle qui consiste à définir ce groupes d’affections comme des protéinopahies, consécutives à la production et/ou à l’accumulation pathologique de protéines spécifiques dans le tissu nerveux... 90% des maladies neurodégénératives sont caractérisées par la présence d'une ou plusieurs de ces trois protéines :



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   D’autres protéinopathies sont identifiées : entre autres exemples ; l’Huntingtine dans la Chorée de Huntington, maladie familiale de transmission autosomique dominante, appartenant au groupe des Maladies par Expansion de Polyglutamine dont on connaît une trentaine de formes parmi lesquelles l’Atrophie Musculaire Bulbaire et Spinale, l’Atrophie Dentato-Rubro-Pallido-Luysienne, les Ataxies Spino Cérebelleuses SCA 1,2,3,6,7,17. Le gène codant pour la Huntingtine est situé sur le chromosome 4 (1993), la mutation consiste en une expansion du codon GAG.



    L’Hérédo-Ataxie de Friedreich caractérisée par la présence de Frataxine est une maladie de transmission autosomale récessive dont le gène est situé sur le Chromosome 9 (1988), et qui se caractérise par la présence de Frataxine (1996). La mutation consiste en une expansion d’un nucléotide GAA dans l’intron 1 du gène codant pour la frataxine FRDA. Le développement chez ces patients d’une Cardiomyopathie, d’un diabète illustre le fait qu’une pathologie neurodégénérative concerne également d’autres tissus comme ici les cellules myocardiques ou les cellules pancréatiques.




    Nous développerons par la suite la question des inclusions ubiquitine +. Pour l'instant nous proposons d'aller plus loin dans le chapitre des maladies avec inclusions Tau +, les tauopathies.




    La protéine Tau ou Microtubule-associated protein ( MAPT)  est codée par un gène situé sur le chromosome 17. Il existe en fait plusieurs protéines Tau isoformes, issues d'un processus d'épissage alternatif. Leur fonction la mieux connue est la stabilisation des  microtubule consitutives du cytosquelette. Ces microtubules sont des structures labiles, les protéines Tau se fixent ainsi que le schéma le représente, par trois ou par quatre points, selon l'isoforme qui les caractérise. Conséquences d'un défaut de production ou d'une accumulation pathologique, les tauopathies sont nombreuses, les plus fréquentes étant la maladie d'Alzheimer, certaines démences fronto-temporales, la paralysie supranucléaire progressive, la dégénérescence cortico-basale.

    Nous supposons que la synthèse des protéines n'a pas de secret pour vous, néanmoins il est peut-être bon de préciser au préalable ce qu'est un épissage alternatif, sinon ce qui suit risque de paraître obscur.



    Les gènes codant des protéines sont constitués d'une suite alternée d'exons et d'introns. L'épissage est un processus qui se déroule dans les spliceosomes ( analogues des ribosomes cytoplasmiques ) du noyau cellulaire et consiste à exclure les introns et lier les exons. L'expression ou non d'un ou plusieurs exons lors de la transcription de l'ARN messager détermine la structure de la protéine produite en fin de processus. Et donc sa fonction. Un point important à préciser dès maintenant est que la coexistence d'isoformes est un équilibre que l'augmentation ou la diminution d'un seul parmi ces isoformes suffit à menacer.

Le gène Dscam de la drosophile peut coder jusqu'à 38016 ARN messagers différents.

    Prenons maintenant l'exemple d'un exon 2 exprimé ou non exprimé lors de l'épissage alternatif, qui correspond en fait à la situation rencontrée ici lors de l'épissage alternatif de la protéine tau, pour les exons 2,3 et 10 :






1. Les microtubules sont des filaments du cytosquelette, nécessaires au transport des matériaux synthétisés par le corps cellulaire vers les terminaisons nerveuses.
2. Les microtubules sont constitués par l'assemblage de dimères de tubuline.
3. Les microtubules sont des structures labiles, stabilisées par les protéines tau.
4. Le gène Tau est un long gène de 100 kb situé sur le chromosome 17 :

A: six différents mRNAs sont produits dans le cerveau adulte, par épissage alternatif
B: en conséquence six isoformes de Tau sont exprimés, dont trois possèdent un site de lien additionnel aux microtubules, correspondant à la séquence encodée par l’exon 10
C: dans la maladie d’Alzheimer les lésions (tangles, neuropile threads et dystrophic neurites of neuritic plaques) sont composées des six isoformes groupées en  PHF (paired helical filaments)
D : dans la FTDP-17, de nombreuses mutations pathogènes provoquent l’aggrégation des trois isoformes Tau avec 4 répétitions,
Tau 4R,  qui forment des filaments retrouvés dans les neurones et les astrocytes.
5. Les isoformes tau avec la région "exon 10" se fixent plus fortement à la tubuline, et stabilisent davantage les microtubules.
6. L'interaction tau - tubuline est également régulée par le stade de phosphorylation des protéines tau




Je vous propose maintenant de


















 Revenons au phénotype clinique et à ses liens avec les autres niveaux :



  Nous rappelons en passant que toute recherche de nos confrères biologistes moléculaires, généticiens, anatomopathologistes ne peut exister que si un clinicien a amorcé le mouvement en échafaudant une hypothèse diagnostique. Appartenant moi-même à cette dernière espèce, j'ai voulu illustrer la limite de nos possibilités d'interprétation à travers cette oeuvre de Grünewald, réalisée au début du XVIème siècle pour décorer un couvent de moines thérapeutes près de Colmar, en Alsace, et instruire les visiteurs et les malades qu'ils abritaient sur la route des grands pélerinages. Les Antonins soignaient les affections de la peau, entre autres, et notamment le feu de Saint Antoine que l'on sait actuellement provoqué par l'ergot de seigle, avec d'autres manifestations neurologiques, comme des hallucinations, dont souffrait précisément Antoine. Mais pour Charcot, qui s'est intéressé à la Tentation de Grünewald, les lésions cutanées représentées par ce dernier sont en fait typiques de la syphilis.



    Le pauvre Antoine, auquel je m'identifie, est soumis à un rude traitement de la part d'une horde de monstres, parmi lesquels je reconnais quelques amis histologistes, biologistes moléculaires, généticiens, et neuro-radiologues bien entendu. Plus sérieusement, les tentations du clinicien sont d'identifier, derrière le phénotype clinique auquel il a seulement accès, le génotype - devant une chorée : c'est une maladie de Huntington, une amyotrophie neurogène familiale : c'est un Charcot-Marie et Tooth ... ; voire le phénotype protéique, le protéotype, ce qui s'avère encore plus délicat.

Mathias Grünewald (1475/1480-1528) Retable d'Issenheim :  La Tentation de saint Antoine



    Voyons pour commencer le lien entre le phénotype clinique et le génotype : on peut opposer les formes familiales et les formes sporadiques selon les critères suivants : en faveur des premières, la rareté, un début plus précoce, une progression rapide, et bien évidemment une notion d'affection neurologique familiale ... Rien de très sensible ni de très spécifique. On opposera sur le plan physiopathologique, la production excessive de la protéine pathologique dans les formes familiales, et l'accumulation par défaut de dégradation physiologique dans les formes sporadiques.



    Certaines maladies sont toujours familiales - mais l'anamnèse peut faire défaut : ainsi la chorée de Huntington, ou l'ataxie de Friedreich ; d'autres ne le sont à notre connaissance jamais : aucune forme familiale d'atrophie multi-systémique n'a été publiée. Prenons le groupe cliniquement très hétérogènes des démences frontotemporales que nous étudierons plus en détail dans une semaine : trente à quarante pour cents des observations sont des formes familiales ; en revanche, dans la maladie d'Alzheimer ou la maladie de Parkinson, les formes familiales sont plus rares, environ dix pour cent pour la seconde, un peu moins pour la première. Les formes familiales de paralysie supra-nucléaire progressive et de dégénérescence cortico-basale sont très rares.

    Quant à la tentation qui consiste à inférer à partir d'une présentation clinique le protéotype de la maladie dégénérative en cause, c'est un exercice périlleux, nous allons le vérifier.



    Certes, un syndrôme parkinsonien, des fluctuations cognitives, des hallucinations visuelles, la notion de troubles du sommeil REM, orientent dans l'ordre vers une maladie de Parkinson, une démence à corps de Lewy, une atrophie multisystémique toutes trois étant des alpha synucléopathies. Des troubles mnésiques non améliorés par l'indiçage, une altération de la fluence verbale catégorielle vous orientent vers le diagnostic de maladie d'Alzheimer - pathologie de la beta-amyloïde. Un syndrôme dysexécutif, des troubles comportementaux, une altération de la fluence verbale alphabétique évoqueront une tauopathie.









    Normalement, une conférence est faite pour éclairer et non pour obscurcir l’intelligibilité du sujet : et si vous éprouvez, au terme de cette introduction, un sentiment de découragement , j'ai manqué mon but, qui est certes de vous placer devant la complexité croissante de nos systèmes de classification, mais aussi de porter à votre connaissance l'existence de clés permettant d'accéder à la compréhension de ces nouveaux systèmes. Il faut accepter l'idée de devenir polyglotte - afin que l'édifice à la construction duquel nous participons tous ici ne s'écroule pas comme la tour de Babel où soudain les hommes, punis pour leur prétention, ne parlèrent plus la même langue et ne purent collaborer plus avant dans leur projet.

    À propos de taxonomie et de complexité, j'aime bien rappeler qu'Aristote dans son histoire des animaux traite de moins de cinq cents espèces ; que Buffon, zoologue,  en affronta plus de dix mille, et que son contemporain et rival Linné, qui était botaniste, en classa environ 67000  ; qu'actuellement nous évaluons avec beaucoup d'incertitude le nombre d'espèces animales à environ 1,3 millions. Mais le domaine qui de mon point de vue à le plus d'affinité avec celui des neurosciences est l'astronomie : on y travaille dans l'infiniment nombreux, l'inaccessible, l'observation indirecte, et les galaxies sont seulement trois fois plus nombreuses que les neurones d'un homo sapiens standard.



   Si un jour vous passez par Nice, où je vis, pensez à vous promener une nuit du côté de l’Observatoire inauguré en 1887, conçu par Garnier, et dont la coupole est l’œuvre de Gustave Effel.  Les astronomes sont accueillants, et nous apprennent à déchiffrer leur ciel.







   En hiver, vous verrez en le contemplant un groupe d’étoiles dont la forme fixe a très tôt attiré le regard : Bételgeuse, Rigel, sont des noms qui vous sont sans doute familiers même si vous ignorez l’etymologie : ils sont formés à partir des expressions arabes signifiant l’épaule et la jambe gauche du Géant ; dans l’antiquité grecque les premiers observateurs du cosmos lui donnèrent le nom de constellation d’Orion, un chasseur qui fut tué par un scorpion sur l’ordre d’Héra.



    Maintenant ce n'est plus une constellation figurant le chasseur maudit par Héra, et qui pour consolation est placé parmi les astres à l'opposé du Scorpion qui ne l'atteindra plus jamais, mais une nébuleuse, un fantastique nuage moléculaire. Les lois qui régissent les interactions de ces molécules sont d'une complexité incomparable aux principes qui gouvernaient les simples mouvements des planètes.


    La confortable constellation des syndrômes parkinsoniens, nous la parcourions de proche en proche, guidés par le traité de Richard Khalil, en nous berçant pour certains de l'illusion d'un continuum que nous découvrions peu à peu, par bribes, au fur et à mesure de l'identification des variétés de pathologies neuro-dégénératives.



    Au catalogue, à l’inventaire, de variétés cliniques apparemment solidement définies, à cette constellation que je vous décrivais en début d’exposé, les généticiens, les anatomopathologistes et les biologistes moléculaires ont substitué une nébuleuse autrement plus complexe nous obligeant à repenser fondamentalement les relations de causalités entre divers ordres de phénomènes. Certains concepts ont pour fonction de nommer à des fins taxinomiques les productions mentales :  les maladies dégénératives existent-elles, ou sont elles comme Orion le chasseur une vue de l’esprit ? On se tiendra ici à la position nominaliste d’Aristote, celle adoptée par Buffon classant les animaux : la notion d’espèce n’existe pas en soi, pas plus que celle de maladie neuro-dégénérative. Mais alors à quoi bon se payer de mots, conserver une expression dont le sens semble se résumer au catalogue des affections rangées sous son enseigne ?

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    Au catalogue des maladies neurodégénératives, dont la classification fondée sur des principes de ressemblances et de différences comme s'est substitué une taxonomie fondée sur un mécanisme moléculaire commun : le regroupement de séquences protéiques ayant une conformation anormale (misfolding) riche en feuillets plissés béta formant des fibrilles.

    Nous allons maintenant aborder la question des nouveautés conceptuelles dans une seconde partie intitulée : from degeneration to degeneracy.