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Un dîner chez Benjamin Haydon (Conférences)

Un Diner
chez Benjamin Haydon



My heart leaps up when I behold
        A rainbow in the sky
So was it when my life began
So is it now I am a man
So be it when I shall grow old
Or let me die !
The Child is father of the Man
And I could wish my days to be
Bound each to each by natural piety

Wordsworth



    Le soir du 28 Décembre 1817, par un froid de canard londonien, Benjamin Haydon reçoit quelques amis poètes et peintres parmi les plus célèbres du temps : Wordsworth, au fait de sa gloire, âgé de quarante-sept ans, doyen de la réunion ; Lamb, un essayiste quadragénaire tabagique et amateur de mauvais calembours accompagné de sa sœur Mary, qu’il protége entre deux séjours à l’Asile depuis qu’elle a mortellement poignardé leur mère une vingtaine d’années auparavant; Keats, vingt –deux ans à peine, achevant sa formation d’apothicaire et déjà grand poête. Sont encore invités  Joseph Ritchie, un apprenti-chirurgien ami de Keats et passionné par le sort des esclaves en Afrique, William Hazlitt, un ami de longue date, et Tom Monkhouse, un commerçant fortuné.

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    Benjamin Haydon Portrait de William Wordsworth1842

    Benjamin Haydon est un peintre d’histoire, alors agé de trente-et-un ans. Pour se faire une idée de son aspect, il ne faut pas trop compter sur ses auto-portraits, pour le moins auto-flatteurs. Aldous Huxley dira de lui, « c’est comme si Mussolini avait été curieusement mélangé avec le Cardinal Newman ». Mais qui donc se rappelle la tête du Cardinal ? Le dessin exécuté deux années plus tôt par David Wilkie le montre avec un front dégarni, ses cheveux pendouillant comme ceux d’un Nazaréen, chaussé de lunettes ;  sa vue lui jouait de mauvais tours, d’autant plus que le charbon utilisé abondamment à la mesure du froid exceptionnel qui régna cet hiver 1817 alourdissait d’une suie irritante le brouillard londonien déjà légendaire.

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    Haydon était encore célibataire, vivait quasiment au-jour-le-jour des aides soutirées à ses protecteurs et à ses commanditaires. Sa vie entière fut rythmée par le cycle de ses emprunts et de ses créances, au point qu’il fut emprisonné pour dettes en . Il tenait quotidiennement un journal, dans lequel est consignée dans ses moindres détails le déroulement de la soirée. Au fil de la lecture des vingt-six volumes, jusqu’à la veille de sa mort, Haydon apparaît convaincu de son propre génie et persuadé d’entretenir une relation singulière avec le Tout-Puissant auquel il ne cesse de rendre grâce pour les dons exceptionnels dont Il l’a comblé.

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Benjamin Haydon L'entrée du Christ à Jerusalem 1820
   
    L’Entrée du Christ à Jerusalem, l’œuvre imposante qu’il mettra sept ans à conclure, trône dans la salle à manger où sont réunis les convives. Cette toile, encore inachevée, de grandes dimensions, met en scène le Christ, juché sur un âne, à l’instant où il pénètre dans la ville, entouré et suivi d’une foule extatique. Sur la droite du tableau, on remarque un trio, où sont aisément reconnus Wordsworth, la tête penchée et les yeux clos , en adoration; au milieu, nanti d’une expression sarcastique qui attire le regard dès le premier coup d’œil, Voltaire, présence saugrenue voire diabolique; et à la droite du gentilhomme de Fernet, le profil tranquille de Newton. Seuls à montrer quelques signes de dissipation, derrière le trio, William Bewick et Keats semblent engagés dans une discussion véhémente.

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    Et c’est dans la compagnie muette de ces grandes figures que la soirée commence,  bientôt le vin et la bonne chère aidant Wordsworth récite des oeuvres classiques, puis Keats déclâme quelques uns de ses propres poêmes, la conversation se déroulant dans la bonne humeur jusqu’à l’heure des desserts où l’on se livre à l’exercice très britannique du toast, dont le suivant n’est pas seulement un exemple, mais un modèle du genre. L’un des convives venait d’attirer l’attention sur la présence de Voltaire sur le tableau, Lamb s’étonna qu’un libre-penseur figurât dans une si pieuse circonstance, on voulût forcer Haydon à le traiter d’esprit obtus, et l’on but à la santé du philosophe français. Puis vint le tour de Newton. Haydon rapporte la scène : 

    « Lamb était passablement éméché et exquisément spirituel. Dans un élan d’humour indescriptible, il se gaussa de moi pour avoir mis la figure de Newton dans mon entrée à Jérusalem, un individu dit-il, qui ne croyait à rien à moins qu’il ne soit aussi clair que les trois côtés d’un triangle. Alors lui et Keats s’accordèrent sur le point que Newton avait détruit la poésie de l’arc-en-ciel, en le réduisant aux couleurs du prisme. Il était impossible de lui résister, et nous portâmes tous un toast, à la santé de Newton et à la confusion des mathématiques ».

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    Le placide Newton, défunt depuis des lustres, s’en retourna-t-il dans sa tombe, nul ne le sait. Keats couchera cet anathème deux années plus tard sur le papier en écrivant les vers célèbres de son poème Lamia , une splendide créature dont les enfants lui furent arrachés par Hera jalouse, sous le prétexte que Zeus lui aurait témoigné plus que de l’affection. Lamia devint alors une créature horrible, bien que le tableau du préraphaélite Waterhouse ne donne pas précisément cette impression. Elle se mit à enlever et à tuer les enfants des autres. Elle était condamnée à ne pas dormir. Dans une version ultérieure du mythe, reprise par Keats, Lamia était une vampire qui séduisait les jeunes gens, une sorte de femme fatale, une cousine de Lilith. Mais le poète fait de son héroïne une victime des circonstances, et de la curiosité maladive des hommes

Do not all charms fly
At the mere touch of cold philosophy?
There was an awful rainbow once in heaven:
We know her woof, her texture; she is given
In the dull catalogue of common things.
Philosophy will clip an Angel's wings,
Conquer all mysteries by rule and line,
Empty the haunted air, and gnomed mine -
Unweave a rainbow, as it erewhile made
The tender-person'd Lamia melt into a shade.

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John William Waterhouse Lamia 1909

    Lorsque le héros du poême, Appolonius, découvre la vraie nature de la femme dont il est éperdument amoureux, tout disparaît, le décor et Lamia, évanouis à jamais. Ainsi de l’arc-en-ciel, dont les philosophes et les hommes de science ont voulu percer le mystère et qu’ils ont réduit au rang de chose commune, en le définissant par des lois et des règles…

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    L’expression qui a tant fait couler d’encre au point qu’elle a été choisie par Richard Dawkins comme titre de l’ouvrage dans lequel il s’en prend à Stephen Jay Gould, est en réalité déjà présente dans un article de Keats rédigé des années plus tôt. Unweaving the rainbow : « détissant », démaillant l’arc-en-ciel…. Le poême de Wordsworth cité en exergue de ce chapitre, autant connu sinon plus que celui de Keats, est une supplication : qu’on me laisse mourir, si je ne puis maintenant et plus tard encore, ressentir l’émotion enfantine, ce battement de cœur que provoque en moi la vision d’un arc-en-ciel…. Worsworth condense effectivement en quelques vers tant d’émotion autour de cette figure que l’on s’en voudrait de prendre la défense des froids physiciens qui en ont voulu percer le mystère.

    « Indeed, it was an immortal dinner » inscrivit Benjamin  Haydon en conclusion de la description qu’il mit trois jours à rédiger. Son journal devait s’achever bien tristement, l’après midi du 22 Juin 1846, sur la citation tirée du roi Lear « stretch me non longer in this rough world ». Ritchie au cours d’une expédition africaine avait succombé à la tuberculose en 1919, tout comme Keats mort à l’âge de vingt-cinq ans, à Rome, quelques mois après l’édition de Lamia, puis Monkhouse, enfin Lamb. Seul survivait Wordsworth, comblé d’honneurs. Couvert de dettes, désespéré par l’échec de l’exposition de son œuvre organisée au printemps dans une salle de l’Egyptian Hall ( la concurrence était rude, à la même période dans le Grand Salon du même bâtiment, Barnum exhibait Tom Pouce !) Haydon tenta de se tirer une balle dans la tête et s’étant manqué, se trancha la gorge avec la lame de son rasoir.

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P.T. Barnum et Tom Pouce

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note : Dans un poème de Keats dédicacé à Leigh Hunt, on trouve l'allusion suivante à l'histoire de Pan et de Syrinx : 

“So did he feel who pulled the bough aside,
That we might look into a forest wide,
  .  .  .  .  .  .  .
Telling us how fair trembling Syrinx fled
Arcadian Pan, with such a fearful dread.
Poor nymph—poor Pan—how he did weep to find
Nought but a lovely sighing of the wind
Along the reedy stream; a half-heard strain,
Full of sweet desolation, balmy pain.”

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Benjamin Haydon Le christ bénissant les petits enfants