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Ixion et Junon (notre arc-en-ciel quotidien)

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Pierre-Paul Rubens (1577-1640)
Ixion et Junon 1615 171x245 Musée du Louvre


    Ixion épouse Dia, la fille du roi Déionée auquel il a promis de nombreux présents ; mais sitôt après la noce, il précipite son beau-père dans une fosse pleine de charbons ardents. Pour une raison obscure, Zeus lui pardonne ce crime doublement odieux. Mais Ixion poursuit de ses assiduités l’épouse de Zeus, Héra, qui use d’un stratagème : elle façonne une nuée à son image. De l’union de celle-ci et d’Ixion naitra Centauros, le père des Centaures. Zeus furieux fait attacher Ixion à une roue enflammée tournant sans cesse et l’expédie dans le Tartare.

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Cornelis Cornelisz van Harlem (1562-1638) Ixion précipité aux enfers 1588 Rotterdam

    Pindare, dans les Pythiques, expose une version un peu différente : ayant compris le manège d’Ixion, Zeus lui-même imprima au nuage la forme d'Héra. De cette union fantômatique naquirent les Centaures.

    Rapidement entraîné sur la roue à laquelle l'a fixé l'ordre des dieux, Ixion ne crie-t-il pas aux mortels qu'ils aient à payer la bienfaisance d'un juste retour. Une funeste expérience l'a instruit de ce devoir. Admis par la bonté des fils de Saturne à couler auprès d'eux des jours délicieux, il ne put longtemps soutenir l'excès de son bonheur, il conçut dans son aveugle délire une furieuse passion pour Junon, que la couche du grand Jupiter est seule digne de recevoir. Mais son orgueilleuse audace le précipita dans un abîme de maux; doublement coupable, et lorsque vivant sur la terre, il se souilla le premier du sang de son beau-père, et lorsque, dans l'enceinte du sacré palais, il osa attenter à la pudeur de Junon, l'épouse du puissant Jupiter. Un supplice inouï devint bientôt le juste châtiment de ses crimes. Mortels, apprenez ainsi à ne jamais former des voeux au-dessus de votre faible nature.
Ixion, pour assouvir sa passion sacrilège, se précipita dans l'excès du malheur, aveugle qu'il était, il n'avait embrassé qu'un nuage, et son amour trompé s'était enivré de ce doux mensonge ! La nue, brillant fantôme, pour l'entraîner à sa perte, avait pris sous la main de Jupiter la forme de la céleste fille de Saturne. Alors le maître des dieux l'attacha à celle roue... Ses membres y sont à jamais serrés par d'invincibles noeuds, et ses tortures, hélas ! trop célèbres attestent à la terre la vengeance des Immortels. 
Cependant la nue, mère unique de son espèce, conçut, sans l'assistance des Grâces, un fruit unique aussi dans la sienne ; sa nourrice le nomma Centaure ; monstre également étranger aux formes humaines et aux attributs de la divinité, il courut dans les vallées du Pélion perpétuer sa race en s'accouplant avec les cavales de la Thessalie. C'est de cette union qu'est née la race extraordinaire des Centaures, participant à la forme de leur père et de leur mère, hommes jusqu'à la ceinture, et chevaux dans la partie inférieure du corps.  ( Pindare, Pythiques, II v. 27-34 )

    Le tableau met en scène les deux Junon, l’eidola parfaitement crédible en compagnie d’Ixion à gauche, la vraie flanquée de son paon à droite regardant en coin le couple alangui. Jupiter observe leur manège de loin, méditant sa vengeance. Iris, le renard de la Tromperie jeté sur l’épaule, sous un arc-en-ciel plus pâlichon que rubénien assiste sa maîtresse, détournant le regard comme Cupidon.
   
    Aneta Georgievska-Shine y voit l’illustration délibérée d’un dialogue de Plutarque, de Amatorius, traitant de l’amour céleste et de l’amour terrestre, tels que les oppose la théorie platonicienne. Allégorie de la tromperie des sens, en particulier de la vision, Ixion trompé par Junon complèterait Junon et Argus peinte en 1611. Le jeu de Rubens consisterait à établir un parallèle entre l’illusion dont Ixion est victime, croyant embrasser Junon alors qu’il enlace son double nuageux, et celle du spectateur qui imagine que l’arc-en-ciel est effectivement situé dans le nuage. Mais pour les contemporains instruits de Rubens, l’arc-en-ciel est un reflet du soleil sur une nuée ou sur les exhalaisons aristotéliciennes émanant du sol. Une illusion. Ils n’ont pas accès en dépit des précurseurs de Snell et de Descartes – Della Porta, de Dominis - à une conception de l’arc fondée sur la réfraction. C’est au titre de leurre démasqué qu’il fera partie du dictionnaire de la préciosité. Tout comme le paon, l’une des figures emblématiques de l’âge Baroque selon Rousset, symbolise l’ostentation, le paraître, le trompe-l’œil, le mirage. Soit les choses ne sont pas ce qu’elles semblent, soit elles se transforment, ainsi les chante Ovide, source inépuisable d’inspiration. L’arc-en-ciel est un paon céleste, le col du Paon est un arc-en-ciel. L’alchimie renforce cette identification, et la peinture sous les pinceaux de Rubens.
   
    Notre interprétation tient compte essentiellement des procédés rhétoriques : l’artiste baroque entre autres desseins tente de saisir le mouvement même d’une action en cours, de créer l’illusion du mouvement comme une variété de trompe-l’œil, ou de trompe-l’esprit. La chute d’Ixion est un exemple de tremblement, d’oscillation intellectuelle provoquée par une image : Junon et son double, Junon et Iris représentée par sa synecdoque l’arc-en-ciel.
   
    La fonction de ce dernier, dans les deux œuvres complémentaires que sont Ixion et Junon et Argus, est d’introduire dans le tableau même la notion de reflet, d’image virtuelle. Introduire la coexistence d’un être posé comme réel et de son reflet – Junon et son double – est un procédé qui confère de la consistance au sujet peint posé comme réel. Dans Junon et Argus le paon et l’arc-en-ciel sont juxtaposés, métaphores réciproques, dans une mise en scène qui concatène le regard et le toucher : les yeux d’Argus sont posés sur les plumes du paon, et des ocelles jaillit l’arc-en-ciel.


Aneta Georgievska-Shine On Juno and her Double in Rubens' Ixion Univ. of Maryland/College Park