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Prologue (Rhétorique du caméléon)

Benoit Kullmann


RHÉTORIQUE
 du 
CAMÉLÉON

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A la mémoire de Jean Marçais

Qui ayant reçu du Maroc un caméléon, me permit de l’observer longuement,
dans sa petite cage de verre, lui faisant prendre l’air en le posant sur ma main.
Un jour l’animal s’échappa de sa prison mal fermée ;
un chien en fit son goûter.


 

Prologue



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        Quelle imagination, quelle préhistoire inventèrent ce petit animal semblable à un lézard, et dont chacun croit qu’il imite les couleurs avoisinantes ? Fut-il créé le sixième jour de la Genèse ? Un couple de caméléons accompagna-t-il la famille Noé pour échapper au déluge ? Il est difficile d’en repérer un specimen sur les compositions animalières pourtant nombreuses de la Création, du Paradis terrestre, de l’Arche résistant au Déluge, ou d’Orphée charmant les animaux. Seuls, un peintre anonyme place un caméléon auprès d'un lynx dans un paradis terrestre du musée Calvet, tandis que Roelandt Savery expose un caméléon batifolant au premier plan d’un Jardin d’Eden, perché sans crainte sur le dos d’une sorte de phacochère, lorsque les êtres vivants coexistaient paisiblement, dans le strict respect de la doctrine végétarienne, ignorant la notion de chaîne alimentaire.

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     La création ordonne les êtres vivants : d’abord les végétaux ; puis les poissons et les oiseaux, ensuite les animaux terrestres, enfin l’homme, que la volonté divine charge de dominer et de nommer les précédents, selon leur espèce. Survient le Déluge : Noé, dès la sortie de l’Arche, offre en sacrifice à Dieu un couple de chaque espèce d’animaux purs. L’Alliance marquant la fin de la colère de Dieu précise que désormais l’homme sera un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal ; que le premier pourra consommer le second. À deux conditions toutefois : la chair des animaux destinés à être mangés sera dépourvue de sang ; seuls les animaux purs accéderont au statut de nourriture. Le Lévitique dresse la liste des animaux impurs, et recommande de ne point manger le caméléon. Soit un peu de pression sélective en moins sur notre bestiole. Qui se plaindrait de perdre un prédateur ? D’après Aristote ou Tertullien, l’on ne manque pas grand chose à l’exclure du champ gastronomique : la pauvre bête n’a que la peau sur les os.

    Immangeable donc, appartenant au monde naturel mais voisinant dans les Sommes médiévales Licorne, Phénix, Basilic, Griffon et autres Dragons, notre intriguant reptile, au gré des courants de l’Histoire Naturelle, promène lentement son petit corps maigrelet sous des latitudes arides jusqu’à ce que la curiosité des voyageurs-naturalistes lui fasse goûter pour sa perte le climat des capitales académiques. Cette créature maladroite et chétive fascine : courent sur son compte des rumeurs extravagantes dont Pline l’Ancien fut le plus zélé colporteur. La théorie élémentariste, configuration quadrangulaire dont la solide géométrie résista deux millénaires, flanque notre petit compagnon d’une taupe, d’une salamandre et d’un hareng. Ce quatuor ne symbolisant pas moins que les composants fondamentaux de l’univers : l’air, la terre, le feu et l’eau.

    L’attirance privilégiée que suscite l’animal trouve à l’âge classique d’autres raisons, oscille entre l’émerveillement à l’annonce d’une forme vivante capable d’emprunter les couleurs environnantes, et l’analogie de leurs variations avec la frivolité amoureuse dont la préciosité a fait son sujet. Les peintres et les poètes assortissent notre caméléon de nouveaux compagnons, le paon dont le plumage résiste aux pinceaux les plus exercés, et cet autre phénomène insaissisable qu’est l’arc-en-ciel. Puis la métaphore baroque s’essouffle, la relecture de Tertullien et la prolifération des recueils d’emblèmes et devises qui installent leurs stéréotypes pour deux siècles, habillent notre petit reptile d’une réputation désobligeante : les moralistes, les poètes de salons, les fabulistes de Cour, font rimer caméléon et inconstance féminine, avant de privilégier l’analogie avec l’absence de caractère, la versatilité, l’opportunisme, la complaisance à l’égard des puissants. Alors le parangon de la servilité courtisane est relégué dans la compagnie des girouettes, des perroquets, des singes, et du paon tombé lui-même en disgrâce.

    Inaperçu sinon désséché dans une Wunderkammer ou gravé approximativement dans les planches des récits de voyage, il tombe sous le regard de la curiosité nouvelle, qui s’en empare, le rapporte vif et l’exhibe dans les salons et les réunions savantes. Enjeu des querelles qui opposent les Anciens aux Modernes, les scalpels sans pitié des anatomistes le disséqueront académiquement, son muet sacrifice contribuant à l’effondrement des élucubrations antiques et aux progrès des sciences de la Nature.

    L’exercice de la curiosité évolue, découvre sur le terrain la bestiole florissante dans l’état de liberté, tandis que la captivité la changerait en bête féroce. Les croyances locales sont prises en compte par les voyageurs devenus ethnographes : le caméléon est l’incarnation de la patience. Il se déplace lentement de branche en branche, pour finalement atteindre les plus hautes cimes. On croit encore à sa faculté d’imprégnation, à son mimétisme, lorsque le poète Keats s’identifie à lui contre le philosophe - entendu comme l’homme de science, lequel entreprend désormais, dans le sillon ouvert par Darwin, la construction d’un caméléon autre.

    Ce Traité tente de suivre ce reptile déconcertant comme une sorte de traceur du rapport particulier non pas de cet universel abscons que serait l’homme médiéval ou renaissant, baroque ou classique, avec les animaux, mais de quelques naturalistes, curieux et poètes avec une singularité zoologique, qui fut successivement chimère surchargée de propriétés magiques, allégorie d’un trait de caractère, trublion involontaire de la classification des quadrupèdes ovipares, pour finir entorse à la démarche élégante d’une certaine epistémologie. Sans avoir la prétention d’une approche méthodique au sens où les historiens des sciences pourraient l’exiger dans ce genre d’entreprise, nous soutiendrons notre récit à l’aide des ressources iconographiques. Limitées en nombre, elles sont cependant d’une aide précieuse ; d’une part, dans les représentations médiévales et de la Renaissance, des bestiaires, des  recueils d’emblèmes, des illustrations de fables ; d’autre part, dans les planches des relations de Voyages, des traités d’Histoire Naturelle, des compte-rendus des académies créées à l’âge classique. Complémentaire, l’étude des occurences du caméléon dans la tradition poétique française, anglaise et italienne occupera les quelques interstices laissés libres par l’amoncellement des  récits de voyages et des descriptions anatomiques.

    Les caractéristiques formelles et physiologiques du caméléon, improbables ou vérifiées, l’ont placé au carrefour de plusieurs sentiers de la pensée en marche, et non des moindres : théories de la couleur, de la lumière, de la vision ; anatomie de la peau, théorie cellulaire, régulation neurologique et hormonale de la coloration cutanée ; mimétisme, adaptation et sélection naturelle dans le champ de la théorie de l’évolution. Qui porte le regard sur ce petit reptile, prend le risque d’emballer son cerveau interrogatif, qu’il soit vierge ou non de toute idée reçue.

    Après de longues hésitations, très sensibles à la critique de l’histoire de la représentation de l’arc-en-ciel que d’aucuns ont qualifié de compilation, expression peu flatteuse qu’il a bien fallu assumer, nous avons préféré le respect du texte à notre amour-propre : comment tailler dans le vif des confidences de Nicolas Pereisc ou de Madeleine de Scudéry, résumer les observations des naturalistes voyageurs, réduire l’un des sermons de Saint Antoire à une citation économe, sans annuler  une grande partie du plaisir que nous souhaiterions faire partager ici ? « Quand on a à faire l'histoire d'un animal, inutile et impossible de choisir entre le métier de naturaliste et celui de compilateur ; il faut recueillir dans une seule et même forme du savoir tout ce qui a été vu et entendu, tout ce qui a été raconté par la nature ou les hommes, par le langage du monde, des traditions ou des poètes » : Michel Foucault désigne l’état d’esprit d’un clerc, que nous imaginons ici rédigeant sous l’autorité de Pline, enrichie des commentaires des pères de l’Église, le chapitre Caméléon d’une Somme médiévale. Notre projet n’est guère différent, sinon qu’il s’est déroulé au rythme d’une promenade, de bibliothèques en musées d’Histoire Naturelle, et non dans le confinement d’un scriptorium.

    À ceux qui s’interrogeraient sur la raison d’un tel intérêt envers cette créature pour l’instant insignifiante, deux réponses. L’une, placée en exergue, nous pose comme victime d’une collision intellectuelle avec l’animal. L’autre est la conséquence du seul hasard de la programmation des séances de l’académie royale des sciences. Il y a près de quarante ans, la tête plongée dans les mémoires de cette institution pour l’année 1743, nous croisâmes un caméléon aux prises avec quelques savants, qui tentaient vainement de changer sa couleur en l’enveloppant de tissus diversement teintés. Nous avions projeté de choisir cette séance comme prologue à l’Histoire de l’Albinisme qui alors nous occupait, afin de traiter de la couleur de la peau avant d’attaquer le vif de sujets incolores par définition. En fouillant un peu, nous rencontrâmes Aristote et Théophraste, Pline et Solin, Élien, Plutarque, quelques pères de l’Église, Isidore de Séville et Raban Maur, Albert le Grand, Vincent de Beauvais et Thomas de Cantimpré, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, Érasme, Montaigne, Ambroise Paré, Shakespeare, Peiresc, Madeleine de Scudéry, et une cohorte de voyageurs et naturalistes dont la cervelle fut distraite par l’observation ou la représentation de ce reptile. Bientôt l’abondance du matériel et de l’iconographie justifia la réalisation d’un ouvrage à part entière, prétexte à passer quelques années en si bonne compagnie.

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    L’histoire du caméléon, que l’on pouvait rencontrer communément du côté d’Heraklion, débute en Grèce, où les poètes ont mélé le regard intrigué des premiers naturalistes sur leur monde changeant, aux mythes dont la figure de rhétorique dominante est la métamorphose. L’image en est ainsi dès les origines associée aux transformations de Protée. Ces deux personnages, l’animal et le dieu vieillissant, constitueront un couple fidèle pendant vingt siècles : qu’on appelle le premier, et Protée apparait ; que l’on prononce le nom du second, et le caméléon lui fait écho.

    Protée, fils de Poséidon, le Dieu de la mer, gardait le troupeau de phoques de son père. Comme toutes les divinités marines il avait reçu le don de prophétie et la capacité de changer d’apparence à volonté. Sa fille Eidothea sauva le roi Ménélas en perdition lors de leur retour de Troie, retenu sur l’île de Pharos, en lui proposant un curieux marché : il devait s’engager à capturer Protée, qui lui révèlerait alors comment échapper à l’océan tumultueux et regagner sa patrie. En outre, l’ancien Dieu lui révèlerait le bien et le mal advenus au royaume d’Argos en son absence. Ménélas fit remarquer avec bon sens qu’un mortel éprouverait quelques difficultés à s’emparer d’une divinité.

    Alors la fille de Proteus lui dit : « Quand le soleil dans sa course atteint la moitié du ciel, le vieux Dieu de la mer quitte son océan, le vent d’Ouest souffle alors, et la mer agitée est assez sombre pour le dissimuler. Une fois sur le rivage, il s’allonge pour dormir sous l’arche d’une caverne, et autour de lui le protège une meute de phoques, la couvée de l’adorable Halosydne (Amphitrite). Je viendrai te chercher dès l’aube, et avec toi les trois plus braves de tes guerriers. Je t’apprendrai toutes les astuces de l’ancien dieu : d’abord il passe en revue les phoques et les compte ; puis il s’allonge parmi eux comme un berger au sein de son troupeau de moutons. Dès que tu le verras allongé, tu dois réunir toutes tes forces et ton courage et le tenir serré en dépit de ses efforts pour t’échapper. Il tentera de te flouer en prenant la forme de toute créature qui se meut sur terre et sur mer, et du feu menaçant; mais tu dois le contenir infailliblement et l’emprisonner le plus fort possible. Lorsqu’enfin il aura épuisé tous ses déguisements et te parlera sous sa forme première, tu pourras déserrer ton étreinte. Alors, Ô roi, libère le vieux sage et demande-lui quel est le dieu qui te contrarie et comment atteindre ta maison par-delà l’océan impétueux ».

    Le lendemain à l’aube, Ménélas vit la déesse plonger et revenir avec la peau de quatre phoques - tel était son stratagème pour tromper son père. Elle l’installa avec ses trois compagnons, les recouvrant d’une peau, et pour les protéger de la puanteur, enduisit leurs narines avec de l’ambroisie (certains affirment que celle-ci désignait une coction hallucinogène plus qu’une protection contre la pestilence des chiens de mer ). À midi le vieux Proteus émergea de l’océan et trouva le troupeau de phoques en place, les compta et lui même s’allongeant sur le sol se prépara à dormir. Alors les quatre guerriers bondirent et l’enserrèrent, mais Proteus n’avait rien oublié de ses pouvoirs : il se transforma successivement en Lion, en serpent, en panthère, en ours monstrueux ; puis en torrent déferlant,  puis en arbre massif et feuillu : mais les grecs tinrent bon, et le vieux dieu se fatigua. Ménélas pressa Protée vaincu de répondre à ses deux requêtes : comment parvenir à rejoindre sa patrie ? Qui du haut du Mont Olympe s’opposait à son retour ?

    Protée lui expliqua qu’il avait offensé Zeus et les autres Dieux en ne leur offrant pas de sacrifice avant son départ pour Troie ; et qu’il était condamné à ne pas revoir les siens, à moins de mettre la voile en direction des eaux du Nil, et de sacrifier une hécatombe, soit une centaine de boeufs, aux Dieux courroucés. Ménélas ulcéré décida néanmoins de se plier aux exigences divines, puis il ne put s’empêcher de questionner le vieillard au sujet de ses alliés grecs et Protée lui répondit : fils d’Atrée, pourquoi m’interroges-tu ? il vaut mieux pour toi demeurer dans l’ignorance ... il lui révèla que beaucoup avaient perdu la vie, tués au combat  ou assassinés à leur retour comme son frère Agamemnon. Ménélas s’effondra en pleurs mais le vieillard le pria de mettre fin à ces lamentations stupides et de songer plutôt à se mettre en chemin, afin de ne pas manquer les fêtes funéraires marquant la fin de la tragédie des Atrides. « Peut-être trouveras-tu le meurtrier d’Agamemnon encore en vie ; peut-être Oreste l’aura-t-il déjà mis à mort. »

    Ovide dans ses Métamorphoses raconte comment Protée se changeait en jeune garçon, en lion, en serpent, en sanglier chargeant, en taureau aux cornes effilées ; en rocher, en arbre, en rivière ou en flamme. En deçà de l’épopée homérique, de la poésie ovidienne, l’archéologue des mythes rapproche les mutations de Protée de celles de Thétis dominée par Pélée, ou de Dionysos menacé par les Titans ; y décelant les vestiges d’un autre discours, celui des rituels qui liaient dans l’espace et le temps les premiers habitants de Minos, de l’Asie mineure, de la Thessalie, aux animaux dont ils disputaient les territoires. Par exemple, le Lion, le Sanglier, le Taureau, le Serpent de mer représentent-ils des années à deux ou trois saisons. Dyonysos est parfois représenté sur un char attelé de panthères : le fils issu de la cuisse de Zeus menait campagne pour imposer son culte, et punissait  terriblement ceux qui tentaient de s’y opposer. A Orchomène, les trois filles de Minyas, nommées Alcathoé, Leucippe et Arsippé, avait refusé de participer aux orgies, bien que Dionysos lui-même, déguisé en jeune fille, les y eût invitées. Alors il se métamorphosa, devenant successivement lion, taureau, panthère et les rendit folles.

    Apollodore décrit l’union de la néréide Thetis et du mortel Pélée : la fille de Nérée était convoitée par Zeus et Poséidon, qui renoncèrent à leur projet lorsque Thémis prophétisa que Thétis mettrait au monde un fils plus fort que son père. Zeus dépité voulut qu'elle épousât un mortel. Pélée fut désigné, auquel le centaure Chiron conseilla d'attraper Thétis et de la maintenir fermement, quelque soit la forme qu’elle prisse. Pélée surprit donc Thétis qui se transforma en feu, en eau, en bête féroce, mais Pélée ne la lacha point avant que la Néréide n’eût repris son aspect premier. Ovide reprend l’histoire en substituant le vieux Protée à Chiron : « Bientôt le vieux Protée s'élevant sur les flots, lui tient ce discours : "Éacide, l'hymen objet de tes voeux doit s'accomplir. Mais il faut surprendre Thétis dans son antre endormie. Il faut l'enchaîner par des liens qu'elle ne puisse rompre. Quelque forme qu'elle prenne, ne crains rien. Retiens-la captive dans tes chaînes et dans tes bras, jusqu'à ce qu'enfin elle ait repris ses véritables traits". Il dit, et se replongeant au vaste sein des mers, les derniers mots qu'il prononce expirent dans les flots. Le dieu du jour, achevant sa carrière, inclinait déjà son char aux bords de l'Hespérie, quand la belle Néréide, sortant du sein de l'onde, vient dans l'antre accoutumé se livrer au doux repos. À peine Pélée a-t-il attaché et saisi ses membres délicats, elle s'éveille, prend mille formes vaines; et s'apercevant qu'elle est enchaînée, elle étend ses bras qu'elle ne peut dégager; elle gémit et s'écrie : « Tu l'emportes, les dieux favorisent ta victoire ». Alors elle reprend sa forme naturelle. Le héros l'embrasse, elle cède à ses voeux, et dans ses flancs porte le grand Achille ».

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    « Inspiré par mon génie, je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers. Dieux, auteurs de ces métamorphoses, favorisez mes chants lorsqu'ils retraceront sans interruption la suite de tant de merveilles depuis les premiers âges du monde jusqu'à nos jours.

    Avant la formation de la mer, de la terre, et du ciel qui les environne, la nature dans l'univers n'offrait qu'un seul aspect; on l'appela chaos, masse grossière, informe, qui n'avait que de la pesanteur, sans action et sans vie, mélange confus d'éléments qui se combattaient entre eux. Aucun soleil ne prêtait encore sa lumière au monde; la lune ne faisait point briller son croissant argenté; la terre n'était pas suspendue, balancée par son poids, au milieu des airs; l'océan, sans rivages, n'embrassait pas les vastes flancs du globe. L'air, la terre, et les eaux étaient confondus : la terre sans solidité, l'onde non fluide, l'air privé de lumière. Les éléments étaient ennemis; aucun d'eux n'avait sa forme actuelle. Dans le même corps le froid combattait le chaud, le sec attaquait l'humide; les corps durs et ceux qui étaient sans résistance, les corps les plus pesants et les corps les plus légers se heurtaient, sans cesse opposés et contraires.

    Un dieu, ou la nature plus puissante, termina tous ces combats, sépara le ciel de la terre, la terre des eaux, l'air le plus pur de l'air le plus grossier. Le chaos étant ainsi débrouillé, les éléments occupèrent le rang qui leur fut assigné, et reçurent les lois qui devaient maintenir entre eux une éternelle paix. Le feu, qui n'a point de pesanteur, brilla dans le ciel, et occupa la région la plus élevée. Au-dessous, mais près de lui, vint se placer l'air par sa légèreté. La terre, entraînant les éléments épais et solides, fut fixée plus bas par son propre poids. La dernière place appartint à l'onde, qui, s'étendant mollement autour de la terre, l'embrassa de toutes parts ».

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    Ainsi débutent les Métamorphoses d’Ovide. Lorsque Salomon Savery grave le frontispice de l’édition de 1632 de George Sandys (1578-1644), il ne manque pas de placer aux quatre coins les éléments, occupant le rang qui leur fut assigné. Dans l’angle supérieur droit, le caméléon est tenu par l’allégorie de l’air personnalisé par Junon flanquée de son oiseau favori, le paon.

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