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La conférence de Madame Jambon (Les pyrosis d'Emilio Campari)

Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

De notre correspondant spécial à Montréal, Emilio Campari, le 24 Septembre 2008.


La conférence
de Madame Jambon

    Ce n'est pas une question de patience dont j'aurais été doté plus qu'un autre, mais une aptitude que j'ai développée sans effort : lorsque je me trouve dans une situation inconfortable, physiquement ou psychologiquement, assis de travers sans pouvoir gesticuler sur mon siège faute de place, ou contraint d'assister à un spectacle dépourvu d'intérêt sans issue de secours, je suis capable, à ma guise, de partir dans mes pensées, de m'évader et pendant des heures de vagabonder en oubliant mes jambes ou l'ennui que dégagent un orateur ou un artiste. Bien entendu, parfois l'envie me saisit de me montrer désagréable avec ceux qui m'ont invité à partager leur supplice, qui estiment de leur devoir de mutualiser ce genre de souffrance. Alors je fais semblant d'être mal à l'aise, de n'y plus tenir. Je gigote en poussant des soupirs. J'émets des non non çà va qui signifient pour l'in petto de celui qui l'entend il est au plus mal. Je feins de feindre que tout va pour le mieux, c'est mon côté shakespearien à la petite semaine.

    Parfois je m'imagine, dans un situation terrible : capturé, torturé. Cette faculté d'abstraction me protégera-t-elle ? Serais-je capable, sous les coups, les décharges électriques, les clous sous les ongles, les pinces coupantes à la racine des doigts, de résister ? Une chose est de se comporter stoïquement chez votre copain dentiste qui vous raconte des blagues pendant qu'il titille vos molaires ; une autre est de se conduire en héros lorsqu'alentour le seul sentiment perceptible est l'hostilité.

    Et puis un jour vous rencontrez vos limites. Lors d'un symposium apparemment semblable aux autres réunissant une centaine de spécialistes de la TMS. Une technique récente de stimulation du cerveau à l'aide d'un engin dont la forme est une sorte d'intermédiaire entre une poële à frire et l'instrument que tient dans sa main gauche l'embrocheuse ci-dessous.

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Pieter Aersten (c.1508-1575) Cook in front of the Stove 1559
Oil on wood, 172,5 x 82 cm Musées Royaux des Beaux-Arts, Brussels


    Tous ces jeunes gens groupés pendant deux jours pour échanger, communiquer leur expérience, s'enrichir mutuellement en transmettant leurs connaissances, c'est beaucoup trop beau dans un monde si laid. Tant d'oecuménisme, c'est presque aussi merveilleux qu'une messe sur la place Saint-Pierre de Rome, pour le latin que je suis. Ce dernier point - je maîtrise votre langue certes mais lorsqu'elle est malmenée par un accent terrible, Calvinisse ! je souffre - a son importance. Le congrès se tenait en anglais, mais j'avais à mes côtés un couple de sud-américains qui n'arrêtaient pas de se raconter leurs petites affaires dans leur langue maternelle, et tout celà commençait à sérieusement endommager mes capacités d'isolement sensoriel. Cependant les communications se succédaient gentiment - un coup il y avait cet allemand installé à Copenhague, très intéressant, très pédagogique, et je suivais son topo sans trop de mal ; un coup une postdoc ruisselante de phérormones exposait péniblement les résultats d'un travail quelconque sous le regard embué de son chef de laboratoire et je décrochais, embarquant sur un vol intérieur pour une destination incertaine.

    La seconde journée touchait à sa fin. Je n'avais pas compris grand-chose au début, puis j'avais cru comprendre, enfin je ne comprenais plus rien du tout, lorsque prit la parole une grande fille taillée à la tronçonneuse dans un bloc de glace islandaise ou finlandaise, enfin un de ces pays où l'on se roule tout nu dans la neige par moins vingt degrés - quelle affaire lorsque j'ai dû convertir ces degrés Celsius en degrés Farenheit ! personne n'était d'accord. Je profite donc de l'occasion pour mettre une bonne fois pour toute les choses au point :  soit c la température exprimée en degré Celsius, en degré Farenheit nous aurons f(c)=1,8c+32. Réciproquement, si f est la température exprimée en degré Farenheit, nous aurons c(f)=(5/9)f-160/9.

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    Sa voix était pénétrante ; elle aurait pu se passer de micro. Elle articulait avec un accent auquel si j'avais été synesthète j'aurais trouvé des qualités acérées, bleutées et glaciales. Seul problème, elle débutait non pas toutes ses phrases, mais tous ses syntagmes par un tonitruant "ham" dont elle tenait la note comme Joe Satriani lorsqu'il veut obtenir un effet de sustain mortel sur sa guitare Ibanez. Inévitablement ce que je subodorais se réalisa : la maîtrise des différentes langues que je percevais m'échappa comme le contrôle d'un bolide lancé à pleine vitesse lorsqu'une bourrasque imprévue perturbe le cours fragile de la trajectoire.
Derrière moi, les hispaniques, devant, la finlandaise et son anglais mécanique, ma pensée dans la langue de Dante et la perspective d'un compte rendu rédigé dans celle de Molière, se mélangèrent et comme la voix de la finlandaise dominait largement le tout, je tombai dans un piège sémantique et charcutier qui faillit me faire perdre la raison : tous les trois mots j'entendais "jambon": ... les résultats que nous avons obtenu "jambon", démontrent à l'évidence "jambon" que l'hypothèse de l'équipe de Montréal "jambon" était bonne à mettre au panier "jambon"... J'échappai à la fascination de toute cette cochonnaille et détournai le regard en direction de mes voisins ; ma vision périphérique me laissait pressentir une certaine agitation. Les deux ibériques ne cessaient de se regarder, de faire des moues dépitées, de signaler avec leurs mains, leurs bras et parfois leur tête que non, s'interrogeant mutuellement et questionnant leur voisinage par de petites rétroflexions cervicales brusques qui les faisaient ressembler à des dindons. Non, après vérification ils ne s'appelaient pas Ramon, ni Raymond, et moi non plus d'ailleurs.

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Pieter Aersten (c.1508-1575) Etal de boucher avec la fuite en Egypte 1551
Oil on panel, 123 x 167 cm Museum Gustavianum, Uppsala