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Jet-Lag (Les pyrosis d'Emilio Campari)

Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

De notre correspondant spécial à Kyoto, Emilio Campari, le Ier Novembre 2006 : Jet-Lag

    Les déplacements d'Ouest en Est, pour peu qu'ils durent, me mettent la tête à l'envers. Et libèrent par je ne sais quel mécanisme mon lobe temporal de l'influence inhibitrice du lobe frontal sur ma créativité - si l'on suit Bruce Miller de San Francisco, ce que ne ne saurais faire qu'en état second précisément ; car lorsque je suis dans mon état normal je ne vois dans les affirmations de ce collègue californien qu'une triviale résurgence de la figure de la Providence. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur cette notion, relisez Bernardin de Saint Pierre ou jetez-vous sur la rhétorique du caméléon de Benoit Kullmann.

    L'important donc, est ce déferlement de pensées, cette psychorrhée que je ne puis attribuer qu'au décalage horaire, phénomène auquel j'aimerais consacrer un roman clinique qui commencerait ainsi et ne durerait - je tiens à rassurer le lecteur - que le temps d'une poussée  fébrile : introduction :

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Constance Campari Tronche de Bacon Kyoto 2006

    Pan dans la figure de l’adversaire dès les premières seconde du premier round. C’est la méthode du boxeur inélégant mais efficace qui s’est fait connaître autant par ses frasques lubriques que par ses titres de champion du monde. L’inverse d’un dandy du ring qui prend plaisir à danser autour d’un malheureux dont la carrière s’achèvera quarante minutes plus tard, lorsque sa face ressemblera à un filet mignon bien saignant, à la grande satisfaction du public. Ce serait la manière d’un torero qui expédierait sa bête en deux temps trois mouvements, en six minutes le spectacle serait joué, et c’en serait fini de cette lugubre rigolade, j’écris rigolade à cause du sang qui rigole. C’est la mienne, qui assène au lecteur de quoi le dégouter dès le premier paragraphe, parce qu’il faut une sacré dose de culot et de suffisance pour prétendre occuper l'espace mental d'autrui pendant quelques heures et je ne suis pas de ceux qui font des chochoteries pour appâter le chaland.

    Donc j’intitule un livre jet-lag, ce qui d’emblée suscite chez bon nombre un rejet : qu’est-ce-que c’est que cet anglicisme prétentieux, jet-lag et jet-set c’est du pareil au même, d'ailleurs çà rime à l'envers, encore un qui va raconter ses états d’âme au fil des escales exotiques où l’a conduit une situation privilégiée d’où il va se croire permis de jauger le monde et ceux qui l’infestent. En passant trois jours chez les chinois, il va nous faire avaler qu’il a tout compris, et nous tartiner vingt pages d’impressions tirées du catalogue d’Asia-tour. Même temps sur le Nil et le voilà qui pérore sur Néfertiti et Toutankamion. Une soirée à Iguaçu et c’est la révélation de l’intelligibilité du concept de sublime chez Kant.

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    Celui qui a pensé cela dès le titre lu, a pensé juste. Il faut maintenant poursuivre ou abandonner, telle une soupe nippone absolument répugnante, dont aucun des ingrédients ne vous a été présenté, mais dont vous sentez bien que si vous ne l’achevez pas, vous aurez loupé quelque chose de la japoniaiserie, et demeurerez à jamais en deçà de l'aperception de l'umami : le délicieux derrière l'abominable. Ce principe, qui consiste dès le titre, dès les premiers paragraphes à vous inculquer un sentiment de répulsion, je l’ai voulu tel parce que je n’ai pas trouvé d’autre moyen de vous faire ressentir l’hésitation voire l’aversion que provoquerait chez vous une rencontre avec moi, l’auteur de ces lignes, en chair et en os. Un livre, d’une certaine façon, est constitué de morceaux de cervelle. Des traces de jus de cervelle, comme des traces de bave d’une limace se trainant sur l’abdomen gluant qu’elle prend pour un pied. Mais vous ne savez rien en dehors de la photographie bien choisie pour illustrer la quatrième de couverture, de l’effet d’un auteur : sa voix, son odeur, s’il vous regarde dans les yeux, s’il ne parle que de lui ou vous accorde de l’attention, s’il a des chicots derrière son demi-sourire, s’il vous affecte en vous hypnotisant ou se tord en quatre sur sa chaise. On gagne très peu à connaître un artiste, dit-on. Je ne vais pas soutenir le contraire, et j’aurais pis que pendre à raconter de tous ceux que j’ai rencontré. Je le ferais même avec délectation, mais ce n’est pas le lieu. Ici et maintenant le propos est précisément de traiter des conséquences d’une rencontre frontale, entre un auteur et son lecteur, rencontre abstraite au fil des lignes, où le métier du premier lui permet de distiller, de filtrer juste ce qu’il faut d’information séduisante pour ne pas décourager le second. Un peu comme l’idée d’insérer de la perspective dans un tableau :  je suis encore dans la mimesis, dans l’illusion que l’on peut avec des mots donner corps à un fantasme, de même qu’avec des traits, une manière de traiter les formes, on peut leur conférer une profondeur quelle que soit la minceur de la toile. Ainsi le thanatopracteur fait il prendre des cadavres pour des presques vivants.

    Il faut d’emblée vous avouer que le jet-lag est une partie de mon gagne-pain. Si l’envie m’en prend, je pourrai apprendre à ceux qui ignorent quasiment tout de cette expression une quantité de choses parfois assez marrantes. Ma spécialité, c’est le sommeil, et ses troubles. Autant vous dire que je ne chôme pas, la moitié des adultes ayant dépassé la quarantaine et pourvus d’une assurance-maladie souffrent de désordres de cette fonction essentielle. Cependant le jet-lag ne concerne que cette fraction minuscule de la population ainsi définie qui se permet de tourner en orbite autour du globe, dans tous les sens et en toutes saisons, narguant la régularité des fuseaux horaires et infligeant à autrui leurs symptômes, doublement insupportables, comme expressions d’une souffrance privée mineure et comme signes extérieurs d’opulence. Les affres du jet-lag sont à mi-chemin par leur intensité entre le grattage compulsif de l'intériorité nasale et les impatiences des membres inférieurs.

    Jusqu’à la cinquantaine, je n’ai pas souffert moi-même des effets négatifs du jet-lag. Depuis une dizaine d’années, j’ai du mal à m’en remettre mais je continue à en percevoir les dividendes, sous forme d’états de veille particuliers pendant lesquels bien qu’incapable de produire un article ou de rédiger une conférence, ce que je faisais allègrement autrefois, je suis saisi d’une frénésie d’écriture : ainsi ai-je écris du bout du monde pendant plus d’un quart de siècle des torrents de littérature privée, dont je me demande sans grande illusion quelle fraction aura été lue à sa juste mesure, au-delà de cette prétention à coloniser la cervelle d’un tiers à distance sous le prétexte ridicule du manque et de l’absence.

    Le mécanisme profond conditionnant la survenue d’un jet-lag est dans mon cas très facile à démonter : je travaille sur le sommeil, parfois sur le jet-lag d’autrui. J’échange, contre espèces, un temps d’écoute d’un patient et une prescription d’investigations ( un enregistrement nocturne le plus souvent, nommé polysomnographie en jargon latino-héllène ), assortie d’une ordonnance éventuelle d’un ou plusieurs médicaments. Ces derniers sont produits par une compagnie pharmaceutique. Laquelle s’y connaît en comportement du médecin lambda aussi sûrement que l’industrie des produits d’entretien dans celui des ménagères. L’industriel envoie régulièrement une émissaire le plus souvent ravissante, qui dispense ses messages subliminaux en courtes rencontres pleines de promesses. Je veux dire par là que tôt ou tard, un congrès aura lieu à Honolulu ou à Vancouver, et que le praticien soumis de bonne grâce à ces incantations sera l’heureux élu de la prochaine fournée de dispensateurs de soins et de médicaments expédiée vers la destination choisie. Avion, palace, restaurants, transportent, hébergent et sustentent le spécialiste qui rencontre des confrères, rédige quelques compte-rendus de séances, et s’en met plein la vue, l’estomac, les oreilles. Ces établissements contribuent à l’épanouissement des cinq sens tout en participant d’un flux financier qui irrigue autant l’industrie pharmaceutique que les compagnies d’aviation ou hôtelières. Une sorte de cycle où le moins possible se perd, un peu comme la pluie. Le lecteur a le sentiment qu’il connaît tout cela, qu’il l’a déjà lu cent fois, qu’on en a fait même le thème de quelques ouvrages dont certains sont de petits chefs d’œuvre d’observation de la psychopathologie du congressiste. Mais l’originalité de ma situation, c’est que ce système  génère en prime pour votre serviteur, un jet-lag à l’aller, et un au retour. Qu’ils ne faut surtout pas confondre. Et qui non seulement s’opposent comme les bornes première et dernière du voyage, mais diffèrent selon que le déplacement a lieu d’est en ouest, ou l’inverse. Je confirme les résultats du rapide calcul mental qu’a effectué mon lecteur même s'il n'entretient pas des relations familières avec le calcul matriciel : cela fait quatre types de jet-lags, et j’entends développer ici leurs singularités avec la précision d’un entomologiste. Mais je suis plus proche par la pensée de Buffon le zoologue que de Linné le botaniste : que personne ne s’effraye donc, il ne sera point question de systématique, et je m’attacherai à décrire un jet-lag pour commencer, puis dégagerai par petites touches ce qui constitue la différence des autres, en appuyant les analogies dans un premier mouvement, puis à la faveur de paradoxes en faisant saillir les différences.


    Puisqu’il faut commencer par un exemple, et bien qu’il soit particulièrement irritant pour le demeuré, j’écris ces lignes vautré dans le king-size d’un palace de Kyoto. Odieuse situation pour l’autrui qui est s’il a de la chance assis dans le RER ou banalement somnolent dans son lit proportionné pour nos ancêtres du XVème siècle par les établissements Proclus et fils. Je me suis réveillé à cinq heures du matin, dans un silence total. Seules cliquètent les touches de mon clavier. Sans le moindre effort les souvenirs de la come together party d’hier soir affluent et aboutissent au rythme de mes doigts.

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    Le palais des congrès est construit dans un espace vert au nord de la ville, on y accède en métro dont les coussins moelleux sont vert pomme et accueillent les charmants séants de jeunes nippones dont les cheveux sont teint en roux. La cérémonie d’ouverture a débuté par un concert de musique Koto, dix exécutantes ont rivalisé de virtuosité sur leurs harpes horizontales, et j’ai éprouvé quelques frissons qui m’ont rappelé ma rencontre, il y a plus de vingt ans, avec la musique andalouz à Fez. Le concert fini, la lumière s’est considérablement affaiblie. A succédé un ballet involontaire, improvisé par une escouade de serviteurs en frac et de servantes et robe noir et petit tablier de dentelle blanche, censés débarrasser la scène de ces instruments encombrants : ils couraient sans courir, en cadence, tantôt par deux tantôt par trois, deux s’emparant d’une cithare et la faisant disparaître sur la droite ou sur la gauche de la scène, tandis que le troisième quittait le rythme  pour attraper un pupitre ou une chaise, ou le cahier de partition abandonné sur le chevalet. Au début, ils étaient peut-être dix, qui s’agitaient en ombre chinoise si j'ose dire, saisissaient les chaises et les pupitres, semblaient virevolter sans jamais se cogner, puis ils se sont raréfiés, et les deux mêmes malheureux ont rapporté laborieusement les quatre derniers instruments, d’un pas extraordinaire qui me faisait penser à ces duettistes danseurs de claquette effectuant leur sortie : le buste en arrière, les jambes secouées d’un mouvement alternatif surnaturel qui paraissait commandité par le ministère des démarches ridicules, ils avançaient comme à regret, tout en excuse de s’imposer aux regards de l’assistance, exprimant à la fois la honte de nous infliger leur propre spectacle et la hâte d’en finir avec les dessous de la prestation officielle. Voilà ce qui se passe quand on a pas prévu de rideau. Lorsque l’estrade fut vide, j’eus envie d’applaudir mais c’eût été déplacé.

    Puis les allocutions se sont succédées, américains décontractés mais sérieux, japonais sérieux mais débordant d’humour, tous copains comme cochon en tenue de soirée. Il y a eu même une notice nécrologique, pour un type bien sympa disparu prématurément qui aimait la pêche au gros entre deux symposium. Je l’avais rencontré plusieurs fois, il était un peu plus jeune que moi, c’était un remarquable pédagogue. Et effectivement il souriait tout le temps comme sur la photo projetée pendant son éloge. Une minute plus tard Kimura est venu faire son numéro. Je suis dans l’incapacité de généraliser à partir du cas Kimura. Mais le sens de la phrase qui fait mourir de rire une assistance, je ne l’ai jamais vu à ce point : j’ai assisté à ses cours, il y a bien des années, à San Diego :  ce type a hissé l’art d’exposer les choses les plus sérieuses entre deux hoquets gélastiques, au point de perfection. Par exemple, après avoir exposé l’état de ses recherches sur l’excitabilité des neurones de la corne antérieure, le voilà qui déboîte sur la question du oui et du non chez les nippons. Et à partir d’un exemple trivial, nous fait passer le message suivant : les japonais nous répondent en fonction de ce qu’ils pensent que nous pensons, tandis que nous leur répondons en fonction de ce que nous pensons.

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    La cuisine japonaise est très alléchante, invite à la consommation, mais s’avère dès la première bouchée de sushi ou gorgée de soba à la limite de l’infect. On pourrait justifier des comportements agressifs antérieurs sur une telle insulte palatine, et j’ai le souvenir d’avoir élaboré une théorie à propos de l’extermination des indiens, dont le projet aurais pu germer dans l’esprit des pilgrim fathers alors que j’ingurgitais péniblement le pemican servi par le compagnie pan american dans la navette entre Boston et New York le jour du thanksgiving. Comme je suis incapable d’entrer en relation avec quiconque ne m’est pas présenté ou ne m’aborde pas, et que je passe totalement inaperçu tel le héros du sixième sens, je me suis éloigné dans les jardins afin de fumer en cachette le cigarillo qui m’a fusillé les coronaires et que mon cardiologue m’interdit à jamais de fréquenter. Le silence à nouveau, la fumée et le gin pour seuls compagnons, et dans la pénombre, une succession de jardins zens, quelques rochers pensants sur un gravier sillonné de sinuosités savantes, bordés par des eaux peu profondes où naviguent des poissons vétérans tricolores, affleurant la surface et provoquant des interférences avec le train d’onde émis par une cascade.

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    C’est une autre manière de poser les éléments : souvent j’ai songé à la perception de la nature par les grecs : la mer, le ciel, le soleil, un pan de montagne plongeant dans la mer où se reflète le soleil, le vent qui trouble ce reflet par son action propre, qui dérange le scintillement régulier. Les quatre éléments, leur hiérarchie, la fragilité de leur ordonnancement, le mobile et l’immuable. Ici, les juxtapositions relèvent plutôt des règnes au sens où nous l’entendons depuis quelques siècles seulement : la vie diffère formellement, des minéraux, de l’eau, de l’air, des poissons, des oiseaux, des papillons :  la pluie tient la place du vent, et l’ordre est imposé par le jardinier inspiré, dans une hiérarchie gouvernée par la durée, entre l’éphémère et l’éternel.


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    Une balustrade de bois marque la limite du promeneur ; elle est comblée régulièrement par des panneaux blancs. Ils me semblent tachés par endroit, par un point sombre et curieusement mobile, animé d’un balancement. Me rapprochant, je reconnais des araignées suspendues, une devant chaque panneau ; certaines sont très petites, d’autres presque monstrueuses : elles attendent le chaland, le papillon de nuit ou le moustique qui leur servira de pitance. Une par panneau, comme les petites dames des rues sur leur territoire. Demain arrive S., qui veut absolument aller dans le quartier des geishas. Je n’en n’ai jamais vue sinon au cinéma. Dans l’après midi j’avais regardé avant de m’endormir quelques heures  une émission consacrée à quelques acteurs de théatre Nô. Je me rappelais alors un congrès à Tokyo, quinze années auparavant : le laboratoire qui nous invitais avait eu l’idée extravagante de nous faire assister, le soir de notre arrivée, à un spectacle Nô. Si l’on n’est pas expert, et si l’on ne maîtrise pas la langue, il faut s’accrocher. Je regardais autour de moi : la moitié de mes collègues était profondément endormie, et je redoutais que l’un d’entre eux ne ponctue les longs silences qui caractérisent ce genre, d’un ronflement occidental qui aurait eu l’effet au pays du soleil levant d’un éternuement en présence d’un interlocuteur. Là bas, mieux vaut mourir étouffé sur place que de s’oublier : se laisser aller à une sternutation, c’est comme cracher à la face de votre conversation.

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Kyoto, le chemin des philosophes

    Quelques indications pour conclure sur ce premier type de jet-lag : celui que l’on éprouve à l’arrivée d’un voyage en long-courrier d’ouest en est. En règle général le départ a lieu vers midi et le trajet dure douze à quatorze heures. Lorsque vous êtes parvenu à destination, il est pour vous deux ou trois heures du matin, et la journée commence dans votre pays d’arrivée … Si la mélatonine ou quelque autre somnifère d’action rapide ne vous ont pas permis de prendre quelques heures de sommeil d’avance sur la journée à suivre, si la nature ne vous a pas doté d’une constitution de noctambule, si la même instance vous a condamné à sacrifier neuf heures par jour au culte de Morphée, alors vous voilà frais. Mais dans les cas contraires, alors trois heures de sommeil bien profond en début d’après midi vous recaleront d’aplomb pour le reste de la soirée. Certes vous vous éveillerez la nuit suivante vers quatre heures du matin, mais l’avenir vous appartiendra.