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Enfin on y voit clair en matière de goût (Les pyrosis d'Emilio Campari)

 Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

de notre correspondant spécial à Venise, Emilio Campari,  le 8 Décembre 2008,


    J'amorce cette rubrique avec le sentiment d'avoir franchi un cap décisif dans l'intelligibilité du monde chaotique dont je suis le spectateur  -  les seuls moyens de mettre un terme à cette fantaisie étant le trépas avec ses diverses modalités ou l'internement dans un établissement muni d'une salle capitonée mais les bien-pensants de la santé mentale les ferment frénétiquement. Il faut que je reconnaisse que les plus précoces et les plus zélés à faire disparaître les maisons de fous furent mes compatriotes. Convaincus qu'ainsi disparaîtraient les fous eux-mêmes, extraordinaire thérapie que déjà le bon docteur Destouches, future Céline, voulait appliquer aux malades inutiles. Du coup vous prenez la navette en direction de l'île de San Clemente pour visiter un monastère transformé en asile et vous vous retrouvez dans un asile transformé en complexe hôtelier de luxe avec golf et spa et tutti quanti.

   
C'était pendant l'horreur d'une intervew de Jeff Koons. J'ignore s'il faut le porter au crédit de la Vodka au sorbet de pomme que je venais d'ingurgiter ( une boule, pas trop grosse, de sorbet à la pomme, noyée vive dans un quart de litre de vodka ), mais tout à coup j'ai enfin vu clair en matière de goût. Me hante encore lorsque je suis à jeun le souvenir de ma pauvre mère qui après avoir fait des efforts desespérés pour acquérir les us de la classe moyenne s'était mis en tête de singer ceux de la vraie bourgeoisie, celle qui a les moyens de production selon les définitions de Karl. Comme elle-même, la haute-bourgeoisie, avait copié servilement les moeurs aristocratiques, dans les couches impopulaires, celles du milieu, on baisait la main des vendeuses de disque et on faisait des courbettes au charcutier. Du coup je sortis de cette cacophonie comportementale non pas muni d'un code dont j'aurais pu faire usage éventuellement avec astuce en m'adaptant selon les circonstances, et ainsi tirer mes quatre épingles du jeu, mais avec une absence totale de repère en matière de choix de vêtements, meubles, couleurs, sujets de conversation, coiffures, chaussures, bijoux ... j'aurais pu ne jamais m'en remettre ; mais je dois à la vérité de reconnaître que cette infirmité me valut en fin de compte d'être l'objet de la compassion sinon de la pitié d'un certain nombre de demoiselles qui voulurent faire mon éducation. Des Pygmalionnes en quelque sorte.

    Mais je n'ai plus besoin depuis une paire d'heures de quelque mentor que ce soit.
Enfin j'y vois clair en matière de goût. Grâce à Jeff Koons. Un parvenu flagorné par un journaliste, flattait la croupe d'une variété de chiens, de celle que l'on fait dans les foires en deux minutes pour les enfants avec des ballons de couleurs aux formes de saucisse. Le flatteur poussait des petits cris en célébrant la perfection de la courbe du postérieur rose et luisant - pure rencontre d'une inflation mécanique et d'un jet de peinture acrylique, sans la moindre relation avec une intention artistique, pardon d'avoir dit un gros mot. Jusqu'alors je pensais que l'art était une solution proposé par un artiste à une difficulté de représentation. Je l'avais appris d'Arman qui n'était pas un idiot même si c'était un faiseur. Mais tout ceci est caduque, obsolète, dépassé, vétuste, périmé ( je révise mes synonymes dans votre langue ). Le bon goût c'est tout simplement ce qui fait s'extasier le parfumeur, le vendeur de champagne, la marchande de crème anti-rides, auxquels tout le monde s'accorde à trouver du génie et qui sont devenus les nouveaux petits marquis de la République. Autrefois on les aurait appelé barbier, caviste, marchande de couleur. Maintenant on lit les frasques de leurs petits-enfants dans les journaux à sensation.

    
Enfin on y voit clair en matière de goût. Nul besoin de chercher plus loin. C'est à peine s'il est nécessaire de jeter de temps à autre un coup d'oeil sur la côte des oeuvres ainsi infligées aux regards de tous, car elles sont volumineuses et plaisent beaucoup en Haut Lieu. Le Haut Lieu, c'est l'endroit où les enfants des nouveaux marquis, les parents de ceux qui font des frasques dont on parle dans les journaux, se déplacent après avoir fait des études. Des Mastères en gestion, en économie. Et parfois même des séjours à l'École Nationale d'Administration ou dans les Business Schools outre-Atlantique. Le Haut-Lieu, par conséquent, est un endroit où l'on décide d'acquérir les grosses productions de monsieur Koons par exemple, ce qui va doper le marché et faire monter la côte des productions de monsieur Koons que les parents des habitants du Haul-Lieu possèdent. Vous avez bien compris ? L'aspect désastreux de l'opération, n'est pas tant la création d'une bulle financière ( à qui peut on reprocher de vouloir gagner plus de nos jours ; par dessus le marché si je puis dire ces productions sont exonérées de taxes lors des successions ! ) ; mais l'exposition aux yeux de tous de ces oeuvres, obligatoire - car si l'on peut traverser la vie et ses bruits imposés muni de boules quic'est ou d'écouteurs branchés sur une contre-musique, on ne peut sans risque traverser la place de la Concorde les yeux bandés.