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Décollation de Saint Jean Baptiste par Niklaus Manuel (notre arc-en-ciel quotidien)

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Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530)  la décollation de  Saint Jean Baptiste c. 1520 Détrempe vernie sur bois de sapin, 34 x 26 cm Kunstmuseum Bâle


    La plupart des très nombreuses représentations de Jean-Baptiste figure Salomé tenant un plateau sur lequel repose le chef du Saint. Ici, l’action est saisie au vol, le corps décapité encore chaud étant évacué prestement par les assistants du bourreau, celui-ci tenant la tête sanguinolente du prophète par les poils de la barbe et s’apprêtant à déposer son trophée sur le plat ciselé que lui tend la belle-fille d’Hérode. En même temps qu’il fige une fraction de seconde du déroulement de la tragédie, cette impérieuse fugacité étant renforcée par la simultanéité de trois actions en cours - celle du bourreau, vers la gauche, celle opposée des assistants, et la troisième, verticale, du sang qui dégouline - l’artiste saisit dans un registre différent une autre instantanéité, celle météorologique de l’orage, de la foudre, de l’arc-en-ciel, jusqu’au tonnerre auquel la légende du tableau fait explicitement référence ( Enthöptung Joannis mit Blitz und Tonder ).

    L’exécution de Jean-Baptiste est la conclusion rapide non pas du caprice de Salomé, mais de celui de sa mère, Hérodiade, à la gauche de la jeune femme,     « celle-la qui porte la mitre noire semée de perles et qui a les cheveux poudrés de bleu ? », interrogeait Oscar Wilde, précisant d’un index déterminé l’endroit même où déposer la tête. Hérodiade avait épousé en premières noces Philippe, le demi-frère d’Hérode, dont elle avait eu Salomé. Puis elle s’unit à Hérode, ce pourquoi Jean-Baptiste l’accusa d’adultère. Hérode le fit emprisonner sans intention de le mettre à mort. Furieuse, Hérodiade élabore un stratagème : elle utilise sa fille pour séduire son mari lors de la célèbre danse des sept voiles, véritable invitation à la lubricité. Hérode subjugué par sa belle-fille lui fait le serment imprudent de lui accorder ce qu’elle demanderait. Conseillée par sa mère, la jeune femme exige « tout de suite sur un plat la tête de Jean-Baptiste ».

    L’austérité de la troisième femme, beaucoup plus âgée, le visage fermé, la lippe tordue, contraste avec les vêtements luxueux voire licencieux des deux autres. Cette sombre figure qui semble pousser Salomé à mieux tendre le plateau, a été interprétée comme l’incarnation du diable lui-même, venu instiller l’idée de la manœuvre dans l’esprit d’Hérodiade. Ce trio figure encore un thème rémanent dans l’imagerie humaniste, celui des trois âges de la vie, traité par Hans Baldung Grien, par Cranach. Cependant si l’on se réfère à d’autres représentations de l’événement, cette vieille femme pousse-au-crime se tient plus souvent aux côtés de Salomé qu’une Hérodiade que l’on pourrait prendre pour la sœur de sa propre fille : ainsi chez le Caravage.

    Les avatars picturaux, littéraires et musicaux de l’histoire de Jean-Baptiste sont parfois savoureux : bien entendu la tentation était trop forte, que Salomé tombât sous le charme du prophète emprisonné et ne lui fasse payer son indifférence, et beaucoup y ont cédé. Le comble est atteint dans l’Hérodiade de Jules Massenet : le librettiste accomode la tragédie de telle sorte que Salomé, ignorant sa filiation, veuille venger la mort de Jean-Baptiste en assassinant Hérodiade qui lui révèle alors « je suis ta mère ! ». Ce qu’apprenant, la jeune femme tourne l’arme contre elle-même.

    L’exécuteur est vêtu à la mode des mercenaires Suisses ; les haut-de-chausses en particulier sont enrubannés à outrance. Deutsch avait accompagné l’année précédente un contingent de ces stipendiés comme secrétaire d’un capitaine bernois. Dans la niche située au-dessus de la porte par laquelle disparaît le corps du Saint, une figure ailée démoniaque coiffée d’une mitre tient à bout de bras une pomme et semble sortir d’un recueil d’emblèmes. Le monogramme du peintre est souligné par un poignard semblable à ceux que portaient les mercenaires confédérés.

    La dramatisation du décor par la présence de l’orage, d’arbres denses ployant sous la tempête, d’éclairs éblouissants zébrant les nuées sombres, même tempérée par un arc-en-ciel, est caractéristique du traitement du paysage par Hans Baldung Grien, Cranach, Altdorfer, peintres de la période Gothique tardive (1500 à 1530) de la région austro-bavaroise que le critique Théodor von Frimmel réunira en 1892 sous l’appellation « École du Danube ». L’étoile scintillante est décrite dans la Légende Dorée, désignant immobile le lieu où la tête du Saint fut enterrée. L’arc-en-ciel lumineux est l’autre témoignage de la présence divine, garantissant la perspective d’un épilogue plus heureux que la sinistre et désespérante victoire du vice, de la fourberie et de la cruauté.

     Peu après avoir peint la décollation de Jean-Baptiste, Deutsch s’engagea aux côtés des réformistes, devint membre du petit conseil de Berne et participa à l’élaboration de lois fondant une politique d’austérité morale.