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La dignité de la pizza (Les pyrosis d'Emilio Campari)

 Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

de notre correspondant spécial à Roma, Emilio Campari, le 17 06 2009,


Cette semaine : La dignité de la Pizza

"petit, j'ai mangé plus de rognons que de filets de boeuf " Fulvio Pierangelini

    Parfois la stupéfaction ne surgit pas tant d'un propos, que de la personne qui tient le propos. J'ai écrit la stupéfaction et non l'étonnement, car nous avons pris le parti, je crois, dans votre pays, ne ne plus nous étonner de rien. Parfois aussi la nostalgie, ce lamentable état d'âme que même les cognitivistes ne parviennent pas à ranger dans l'un des trois tiroirs de leur classification vestigiale des défuntes fonctions supérieures, m'occasionne des accès de faiblesse d'une faculté d'autant plus propre à défaillir qu'il paraît qu'elle n'existe pas, la volonté. Et je m'abandonne à regarder, par petites touches de zapette, des émissions débiles de la TiVu, une RAI quelconque qui interviewe justement un de ces petits marquis de nos sociétés, auxquels on se doit de donner du vous et de la révérence alors qu'il y a trois siècles on les bastonnait au moindre excès de cuisson. Car il s'agissait d'une émission consacrée à un penseur émérite, génie du logos et virtuose de la techné, j'ai nommé l'empereur de la Pizza. Et pas n'importe quelle Pizza. La Romaine, s'il vous plaît. Pizza romana, ça vous a des airs de Piazzale Roma. Notre marmiton s'était fait la tête de Beethoven, avec une trogne renfrognée et des cheveux fous un peu longs ; et adopté une gesticulation véhémente, je ne vois pas d'adjectif mieux taillé. Il en avait tant à dire, notre Curnonski de la discobolante, qu'il sautait d'un sujet à l'autre en oubliant de modifier son style à mesure. Et c'est ainsi qu'il pouvait pousser les mêmes accents de tragédien antique à propos des anchois extraordinaires, ou fantastiques au sens d'Edgar Poe, de l'angoisse métaphysique suscitée par le chois d'un menu, ou la joie incommensurable mélée de fierté éprouvée par la désignation en toute simplicité de sa soupe aux pois chiches par son nom aux Stati Uniti. Son regard tantôt ribouldinguait, ses yeux tantôt révulsés vibraient dans ses orbites, tantôt clignaient frénétiquement lorsqu'il évoquait  cette race de cochons qui depuis 700 ans cherchent des truffes, leur long museau allongé à force de les chercher,  le maestro professant un Lamarkisme des plus archaïques ; que le baron ne l'ait consulté, nous n'aurions pas eu à considérer l'exemple exotique et forcément douteux des girafes tendant le cou vers des feuillages raréfiés. Et lui sans pitié pour le transformisme à l'oeuvre, en fait du saucisson au fenouil, de ces gorets sept fois centenaires ! Les vaches broutent pour faire du parmesan dans un endroit secret et sacré. Un peu plus tard et sans qu'il ait calmé son exhaltation, j'ai appris ce que signifiait l'expression al dente :  rien ! niente ! car al dente pour Fulvio n'est pas al dente de son épouse, de sa cuisinière, de vous ou de moi. Me voilà tranquillisé, en même temps qu'averti de la pénétrance du sensualisme de Hume et du relativisme du goût jusqu'au milieu de la péninsule. Et comme si mon fouille-au-pot avait ingurgité la philosophie néoplatonicienne, se prenant soudain pour une réincarnation de Pic de la Mirandole, le voici qui se met à pérorer sur la dignité. Et d'énoncer avec la plus grande des solennité emprunte de menace :  La Pizza romaine a autant de dignité que la Pizza napolitaine !

    Au terme de cet édifiant portrait d'un autosatisfatto da solo, plusieurs conclusions s'imposent : la prétention est universelle et pas seulement bien de chez vous, il vous faudra se résoudre à partager ce privilège ; la nouvelle philosophie a trouvé son objet, son langage, et ses chantres : les gargottiers et les pizzaioli romains.