Neuroland-Art

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Promenade entre virtuel et réel I : le champ du virtuel (Conférences)

L’image entre virtuel et réel

(promenade à la recherche d'une définition du virtuel)

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      Il m’a été infiniment agréable de répondre à l’invitation des organisateurs des trente-huitièmes journées nationales de la psychiatrie privée, dont le thème, le virtuel, est passionnant. Je voudrais remercier toute l’équipe qui a actualisé ce projet, en particulier Serge Gueniffey, Hélène Baudoin, Didier Couturier, qui furent les premiers à me contacter et avec lesquels ont été tracés les contours de cette causerie inaugurale. C’est un grand honneur qui m’est fait, auquel je suis d'autant plus sensible que le doyen Daniel Benchimol auquel je suis lié par une longue et discrète amitié est présent. Il est symptomatique qu'un neurologue soit convié à prononcer votre conférence inaugurale, qu'un autre intervienne au terme de votre réunion. Depuis trois ans, à Nice, Neurologues et Psychiatres se réunissent régulièrement trois ou quatre fois l'an afin d'échanger, sur des thèmes communs, mus par une curiosité réciproque. Je vous ferai part sans pudeur de mon émotion à me retrouver dans ce bel amphithéâtre du Centre Universitaire Méditerranéen. La dernière fois, c’était à l’occasion d’une conférence de Jean Bernard organisée par le professeur Darcourt ; je l’avais connu alors que j’avais vingt ans. À quatre-vingt-douze ans, il a parlé une heure et demie sans papier. Les temps ont changé, et Key Note formate l’exposition de nos pensées. Le sujet que vous développerez au long de ces journées est très vaste. Je me suis demandé par quel bout le prendre, sortant d'un long travail sur l'image mentale, j'ai songé à développer ce thème, et puis m'est apparu qu'en cette réunion inaugurale, la diversité des usages du virtuel devait être abordée de front. Parce que la définition du virtuel, concept à géométrie variable, s'enrichit au fil de ses occurrences. Et afin de mieux distinguer le paisible du polémique, sans parler du normal et du pathologique, raison d'être de ce congrès. Dans un deuxième temps, je vous proposerai une réflexion sur les enjeux du virtuel.

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    Avant de me lancer dans le vif du sujet, il me faut faire un aveu. Lorsqu’en 1870, tel un siècle plus tôt Lavoisier pulvérisant la théorie des quatre éléments, Hippolyte Taine entreprend la destruction des archaïques facultés de l'esprit dans son ouvrage de l’Intelligence, il précise dès l’introduction son intention : parvenir à isoler le fait mental élémentaire - selon lui, l’image mentale  représentative - à partir de laquelle il entend reconstruire les opérations de l’esprit, de la plus simple à la plus complexe. Tout en affirmant ma dette vis-à-vis d’Hippolyte Taine, sans lequel je ne penserais pas comme je le fais aujourd’hui, je dois préciser que jamais je n'ai pu m’accommoder de cette notion d’image mentale. Et j'ai pensé profiter de l'occasion qui m'était donnée ce soir pour en proposer une sorte d'historique, en partant des empreintes d'Aristote, en passant par Condillac en France et les empiristes écossais au XVIIIe siècle, aux associationnistes du XIXe siècle, puis le passage des images représentatives aux idées représentatives, avec Taine, avec Binet, générant une typologie, puis mentionner les critiques de l'école de Wurtzbourg, défendant la pensée sans image comme certains plus tard ont plaidé pour une pensée sans langage, puis une sorte d'iconoclasme cérébral avec Watson et les béhavioristes nord-américains tandis que Jean Piaget en Suisse défend le statut symbolique de l'image mentale et qu'Allan Paivio en Ontario soutient la thèse d'un double codage, distinguant un système de représentation verbal et un système imagé. Pyslyshyn critique à son tour l'imagerie mentale. J'ai moi-même exposé mes doutes quant à la pertinence de cette notion dans un ouvrage, l'Esprit faux, dont vient de sortir le premier tome.

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    Pour situer brièvement le problème, en insistant sur le fait que depuis Aristote, on ne peut penser sans image (un dogme aristotélicien peut perdurer vingt-trois siècles), prenons la fresque de Raphaël, l'École d'Athènes, pour laquelle ont posé tous les philosophes et les penseurs faisant autorité au début du XVe siècle. Encore qu'il en manquât un bon nombre, et Michel Onfray dirait avec raison que ce n'est pas par hasard. Concentrons-nous sur les deux personnages centraux : Platon et son élève Aristote. Je vous montre simplement les deux théories de la vision, l'une héritée de Démocrite, l'autre adaptée de Platon, que l'on trouve dans les écrits d'Aristote regroupés dans la Physique - qui précède la métaphysique.

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    Selon la première, des eidola, des formes, ou encore des fantasmes, des simulacres, se détachent des objets et des êtres pour pénétrer dans l'oeil : c'est la théorie de l'intromission.

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    Selon la seconde, un rayon visuel part de l'oeil, rebondit sur l'objet ou l'être perçu comme sur un miroir, et revient dans l'oeil. Platon proposait une théorie mixte, la rencontre de l'eidola et du rayon visuel expliquant la vision. Ces deux théories ont rythmé vingt-deux siècles de philosophie occidentale. J'en reste là, comptant sur Lionel Naccache pour vous remettre les idées en place lors de son intervention dans deux jours.

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    Traiter du virtuel est largement dépendant du statut de l’image. Comme beaucoup, dès que je rencontre une difficulté dans le développement d’une idée, je me réfugie dans les images. Ce soir ne fait pas exception. En voici une. Mais c’est une image pieuse ! S’écrient certains. Oui, mais de Pierre-Paul Rubens. Le triomphe de l'Eucharistie, exposé au Musée des Beaux-Arts de Valenciennes. Rassurez-vous, je ne vais ni vous accabler de bondieuserie, ni vous infliger trois quarts d’heure d’anticléricalisme. Rubens, dans la généreuse multiplicité de son génie, fut le peintre baroque par excellence, des passions et du désordre, de la sensualité et du mouvement ; l’opposer au classicisme ordonné et raisonnant de Poussin est presque trop facile ; mais simultanément, Rubens, grand ami des jésuites, fut un formidable propagandiste de la contre-réforme. Cette toile en est une illustration : sur un char, la foi brandissant le calice jette un regard dominateur sur un homme de science, peut-être Averroes, tenant une sphère armillaire, un vieillard qui rappelle Socrate, le poète Dante, et Diane d’Éphèse, posant pour la nature. La théologie, les sciences, la philosophie, les arts, et la nature - laquelle je vous demande pour les besoins de la démonstration d’admettre ici comme la prémisse des sciences de la vie.

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    Le champ du virtuel est l’ensemble des champs générés par les oppositions paradigmatiques impliquant ce concept, et je vous invite à en parcourir l’étendue, à en repérer les limites, et à en entrevoir un peu du fonctionnement. La première occurrence du virtuel appartiendra au champ théologique, où il sera opposé au formel et au réel : on passera du premier au second par l’effet de l’incarnation. De même, au sein de la philosophie on transitera du virtuel à l’actuel par l’actualisation ; dans les sciences, du virtuel au réel par la réalisation ; et dans les arts, de l’imaginaire au virtuel par la création d'une image réelle. Je précise qu’il faut entendre actuel non pas comme présent, mais comme ce qui a été virtuel et qui ne l’est plus, par l’effet de l’une des opérations susdites.

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Théologie

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        L’opposition virtuel/formel de la théologie est d’abord illustrée par l’eucharistie : le pain et le vin sont-ils au terme du sacrifice de l’eucharistie la présence virtuelle ou formelle du corps et du sang du Christ ? Pour les catholiques, la transformation est réelle, et se nomme transsubstantiation. Dans les rangs des réformés, certains contesteront cette thèse et préféreront parler de transformation formelle. Un autre exemple est la querelle des images : théoriquement le monothéisme est hostile aux images : aussi bien Mahomet que Moïse renversent les idoles, le deuxième commandement de la bible est sans ambiguïté. Mais si Dieu s'est incarné dans le Christ, et si le corps et le sang du Christ s'incarnent à chaque fois qu'on célèbre l'Eucharistie, pourquoi ne le représenterait-on pas ? Ainsi, l'on a fabriqué des icônes du côté de Byzance non sans susciter les querelles du même nom. Fallait-il adorer les icônes comme l’original, ou comme des images de l’original, auquel cas le culte n’a pas la même intensité ? Fallait-il accorder la même adoration au Christ, à la Vierge, aux Saints ? Ces discussions sont à l’origine des mouvements iconoclastes du VIIIe et du IXe siècle. La détestation des images lors de la Réforme qu'elle émane de Calvin ou des compagnons radicaux de Luther, Zwingli ou Melanchton, aboutit de même à des destructions ou à des mutilations d’oeuvres d’art : par exemple, les Sept oeuvres de miséricordes du Maître d’Alkmaar exposées à la Gemäldegalerie de Berlin, où les prêtres et les moines célébrant le service des morts moyennant finance ont été défigurés par les iconoclastes, outrés par ces pratiques vénales. 


Philosophie

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En philosophie, le virtuel se distingue de l’actuel, dans ce sens qu’il contient toutes les conditions essentielles à son actualisation. Nous avons pris quatre exemples : le virtuel et l’actuel selon Platon et Aristote, aux sources de la philosophie occidentale, et plus proches de nous, selon Bergson et Merleau-Ponty. Choix délibéré, mais certainement contestable et ô combien incomplet.

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    Voici le seul tableau existant au monde qui représente le mythe de la caverne de Platon. On peut le voir au Musée de la Chartreuse de Douai. Pour Platon, les choses sont vite vues si je puis dire : l'actuel n’est qu’une dégradation du virtuel, un avatar imparfait du monde des idées intelligible seulement par les dieux et quelques très rares mortels. En s’actualisant, en se matérialisant, le virtuel se dénature. Et non seulement nous n’avons accès qu’à des incarnations imparfaites des idées, mais pire ce sont leurs ombres que nous percevons.

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    Le virtuel d'Aristote est radicalement différent de celui de son maître. Soit un tableau de Hopper : la lumière solaire pénètre partiellement dans une pièce. Si je suis pieds nus et que je passe de la zone d'ombre à la zone éclairée, je ressentirai la chaleur du sol. Aristote exemplifie ainsi la différence du virtuel et de l’actuel : la lumière contient la chaleur virtuelle qui est sentie actualisée sur la pierre laissée un temps à la lumière. L’opérateur du passage du virtuel à l’actuel est la Nature, qui permet l’actualisation des virtualités - l’arbre présent virtuellement dans la graine, la chaleur présente virtuellement dans la lumière.

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    Passons un peu rapidement je le concède plus de deux millénaires d'histoire de la philosophie pour nous arrêter à deux conceptions récentes, celle de Bergson et celle de Merleau-Ponty : Bergson aborde la question du Virtuel et de l’Actuel dans Matière et mémoire1, dès 1896, et traite du Possible et du  Réel dans un article paru en 1930 et figurant dans le recueil la Pensée et le mouvant2. Première précision : surtout ne pas assimiler Possible et Virtuel, pas plus que Réel et Actuel : Virtuel et Actuel sont deux modes du Réel ; Passé et Souvenirs appartiennent au virtuel, présent et perception à l’actuel, et le possible fondé de manière explicite par le réel occupe la place du futur selon l’axe du temps, l’un des principes organisateurs de la pensée de Bergson ; l’autre étant la dualité de la Matière (le réel, le présent) et de l’Esprit (le virtuel, le passé, le souvenir).

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    Je cite Bergson, dans un texte sur le déjà vu : « Notre existence actuelle, au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir. Tout moment de notre vie offre donc deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d’un côté et souvenir de l’autre. Il se scinde en même temps qu’il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette scission même ». La perception est l'actualisation de souvenirs, virtuels, et l'ensemble constitue le réel : percevoir n'est possible qu'en réinjectant, actualisant des souvenirs.

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      Un demi-siècle plus tard, chez Merleau Ponty, l’actuel disparaît au profit du couple Virtuel-Réel, mis en avant dans l’oeil et l’esprit3 et dans le visible et l’invisible4, ses deux dernières oeuvres dont la seconde est inachevée. Le Virtuel précède le moment qui hante Merleau-Ponty, le passage de l’invisible au visible, lorsque le corps et le monde sont encore liés, avant toute connaissance, toute loi, toute instauration du réel par le travail de la pensée.


Arts :

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    Le projet de Kandinsky, rendre visible l’invisible, est bien loin des préoccupations de Merleau-Ponty, et doit se comprendre dans l’univers mystique du peintre. Je fais une allusion pour ne pas laisser croire que je n'ai pas pensé à la science-fiction, aux musées virtuels installés par l’informatique, avant de m’attarder sur deux exemples, l’un dans le domaine de la peinture, l’autre dans celui de la poésie : le peintre Magritte et le poète Rilke.

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    Soit un tableau de Magritte : devant une fenêtre, une veduta urbaine, réaliste ; un chevalet découpe une partie de la veduta de telle sorte que l’arrière-plan acquiert la consistance du réel par contraste avec le tableau - dont trois des côtés sont virtuels - qui en est la représentation ; l'art par définition trompe l'oeil et trompe l'esprit. D’autre part, on remarque l’isomorphisme du toit conique de la tour, et de la rue qui s’étire jusqu’à l’horizon. Comme par hasard, le nom de la toile, trouvé par Magritte ou l'un de ses amis, est Les promenades d’Euclide : dans l’univers euclidien, deux parallèles ne se rejoignent jamais.

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    Le postulat d'Euclide, par un un point extérieur à une droite passe une parallèle et une seule, est remis en question au XIXe siècle en particulier par Riemann lequel postule qu'aucune parallèle ne passe par ce point, et Lobachevsky lequel soutient qu'une infinité de parallèles passent par ce point, générant des espaces non euclidiens. Dans le tableau de Magritte, comme dans tous les tableaux, les parallèles convergent sur le point de fuite, et démontrent avec un clin d’oeil que l’espace des tableaux n’est pas plus euclidien que ceux, virtuels, de Riemann ou de Lobachevsky.

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    Je m’en vais vous dire un poème, ce qui n’a jamais nui à personne. La traduction en est approximative, mais c’est ainsi que je le ressens.

Et voici la bête qui n’a pas d’existence
Ils l’ignoraient, et en ont aimé
- l’allure, la pose, l’encolure
jusqu’à l’éclat de son regard tranquille

  Il est vrai qu’elle n’existait pas. Mais par cet amour
Elle devint  un animal pur. On lui fit de l’espace
  Et dans cet espace, clair et vacant
Sans besoin d’être, elle relevait la tête avec légèreté

     Ils ne la nourrirent d’aucun fourrage,
Mais toujours et seulement de la possibilité d’être,
   Et cela donnait une telle force à la bête

 Qu’une corne poussa sur son front nu. Une corne unique.
- Elle s’approcha, blanche, d’une jeune fille
Elle était dans le miroir argenté et en elle.

    L’un des Sonnets à Orphée de Rilke pose la question du niveau d’existence d’une bête imaginaire, nourrie de la seule possibilité d’être, et de l’espace dans lequel elle évolue. Espace d’un texte, d’un poème, espace d’une illustration, d’une tapisserie. Il s’agit d’une Licorne, animal dont chacun sait qu’il appartient au monde des fables.

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    Maintenant, considérez ce texte composite (en lettres normales le texte d'Aristote, en italiques celui de Pline l'ancien, l'auteur de l'Histoire naturelle) qui parle d’un animal dont la forme générale semblable au lézard, sauf les pattes ; et aux poissons, de la taille d’un porc, pourvu d’yeux très grands qu’il ne ferme jamais ; qui doit tourner son corps pour regarder alentours, dont la queue est spiralée comme celle d’une vipère, les doigts crochus,  la peau rugueuse et écailleuse comme celle du crocodile, qui est sujet à des changements de couleur en fonction de ce qu’il touche sauf le rouge et le blanc, dont la lenteur des mouvements rappelle la tortue ; sa chair est quasi absente, son sang est quasi absent, il n’a pas de rate, se nourrit seulement d’air (ne boit ni ne mange) ; habitant de l’Afrique, des Indes, il hiberne comme les lézards, a des antipathies avec l’éléphant, l’épervier, est dangereux sur un figuier.

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 Avez-vous identifié cet animal, que personne n’a jamais vu, et dont l’existence se réduit à une série d’énoncés ; dans les bestiaires et les sommes médiévaux, les enlumineurs ont voulu le représenter : voici quelques-unes de leurs tentatives. Imaginez-vous moine, dans la pénombre du scriptorium médiéval d'un monastère, en charge d'illustrer les sommes d'Albert le Grand, de Thomas de Cantimpré, de Jean de Beauvais. Comment présenter ce que l'on n'a jamais observé, à partir d'une série d'énoncés ? Cet être contrairement à la Licorne est bien réel, simplement il est demeuré un être virtuel pendant près de vingt siècles, jusqu’à ce que les premiers naturalistes le dessinent sur le vif. Vous aurez reconnu le caméléon, dont la première présentation naturaliste, datée d'environ 1550, est de Pierre Belon du Mans.

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Sciences

   Cet exemple tiré de l’Histoire naturelle permet une transition avec le champ de la Science : en physique, en mathématique, en biologie ; dans les branches de la thermodynamique, de l’optique, de la mécanique, de l’informatique, le virtuel trouve toujours sa place : feu virtuel, objet et image virtuelle, travail virtuel, espace virtuel, mémoire virtuelle... Les sciences humaines ne sont pas en reste : nous dirons un mot au passage de la conception saussurienne de la langue virtuelle, nous citerons avant de le développer plus loin, le virtuel comme simulacre, selon le sociologue Jean Baudrillard. Et comment ne pas mentionner l’économie virtuelle, dans l'ombre de la tyrannie des marchés.

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    En linguistique, l’opposition Virtuel/Actuel est relativement claire : les faits de parole sont l’actualisation d’une langue virtuelle dont les lois sont dégagées des premiers. Ceci à l'échelle d'un groupe. Chez un individu, la performance est une actualisation de sa compétence, comme le réel se distingue du potentiel.

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Dans la langue informatique, la création d'une copie exécutable d'un modèle, autrement dit un programme, est appelée instanciation.

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Je développe brièvement l'observation de Whorf à propos de la langue des Indiens hopis.  Intrigué à la suite d'une rencontre avec un membre de cette tribu dont il réalisa qu'il exprimait la catégorie du temps avec des termes empruntés à celle de l'espace, il proposa après réflexion que le couple d'opposition paradigmatique qui structurait leur langue était l'objectif et le subjectif, objectif couvrant ce qui existe ou a existé, le passé et le présent, le réel ; subjectif couvrant ce qui n'a pas existé, le futur, l'imaginé, le rêvé, soit le virtuel.

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    Pour chacun la nature du feu ne pose pas question. D'autant plus qu'en dehors des boy-scouts, des amateurs de barbecue et des incendiaires, plus grand monde ne s'y intéresse ; les feux dans la cheminée sont artificiels, et l'ère de l'électricité est bien installée. Il en allait autrement autrefois, et le feu virtuel, la substance ignée, fut l'occasion de théories dont la plus célèbre est celle du Phlogiston ou Phlogistique de Georg Ernest Stahl (1660–1734) : une substance fixée dans certains objets, en quantité variable, beaucoup dans le bois, très peu dans les métaux, qui s'actualisait en feu lors de la combustion. Survint Lavoisier, qui décomposa l'air et le Phlogiston fit long feu.

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    La science reine de l’époque classique, l’Optique, développant ses outils d’approche tant de l’infiniment grand que de l’infiniment petit à l’aide de la technologie des lentilles, le gagne-pain de Spinoza, établit les concepts d’objet réel et virtuel, d’images réelles et virtuelles.

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    Quelques exemples d’objet réel et d’image réelle : la projection de la lanterne magique ; d’objet réel et d’image virtuelle : Venus et son reflet dans le miroir ; d’objet virtuel et d’image réelle : le reflet du transparent dans le miroir du rétroprojecteur et l’image projetée sur l’écran. Pour cette raison même, il est impossible d'illustrer un objet virtuel assorti d'une image virtuelle.

    Restons dans le domaine des effets d'optique. La tentation est grande, pour un neurologue prenant la parole devant une assemblée de psychiatres, de ne pas manquer l’occasion d’une allusion à trois figures marquantes de votre discipline, qui ont, chacune à leur manière, entretenu un rapport particulier à l’image, avec le pouvoir que nous attribuons à l'image.

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    Restons dans le domaine des effets d'optique. La tentation est grande, pour un neurologue prenant la parole devant une assemblée de psychiatres, de ne pas manquer l’occasion d’une allusion à trois figures marquantes de votre discipline, qui ont, chacune à leur manière, entretenu un rapport particulier à l’image, avec le pouvoir de l'image.

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        Vous connaissez le tableau d’André Brouillet : une leçon de clinique à la Salpétrière. Charcot devant la fine fleur de la neurologie parisienne présente Blanche Wittmann soutenue par Babinski. Blanche Wittmann, pensionnaire de la Salpétrière, se pliait de bonne grâce à toutes les démonstrations nécessaires à la progression de la science. On venait l'examiner en cabinet privé, Bourneville ou Gilles de la Tourrette se chargeant de la démonstration. Vous savez tous comment fonctionne ce formidable portrait de groupe : au mur, une planche réalisée par Paul Richer, collaborateur de Charcot et professeur d'anatomie à l'École des Beaux-Arts. On le voit ici dessinant, aussi proche de Charcot sur le tableau qu'il le fut dans la vie. Cette planche est un agrandissement de cette gravure, elle-même composée d’après une photographie prise par Albert Londes. Charcot avait organisé un département autour de l'image, photographie et gravure, lui-même avait un joli coup de crayon. L'Iconographie de la Salpétrière regroupe des clichés de la période 1875-1879, et sera suivie de la Nouvelle Iconographie de la Salpétrière. Appliquons une rotation d’un quart de tour à la gravure, et agrandissons le bras de Blanche : au-delà de l’art de Brouillet, vous voyez bien qu’il y a là tout le nécessaire pour que Babinski, son émoi dépassé, invente la notion de pathomimie. Le modèle accroché au mur dicte à Blanche ce qu'elle doit réellement faire, actualiser dans son malaise : prescription du symptôme, diriez-vous ?

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    Le rapport de Freud à l’art, pour qui a visité à Vienne son cabinet de consultation, autant que pour les érudits qui connaissent par coeur Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, a fait couler beaucoup d’encre, et je mentionnerai l'ouvrage de Janine Burke10 paru en 2006. Vous voyez sur cette gravure de Max Pollack datée de 1914 les figurines égyptiennes dont s'entourait Freud. Que je cite, à propos de Léonard, alors qu'il est sans doute sous l'influence des statuettes : « Voici, dit-il, que surgit une idée, si éloignée qu’on serait tenté d’y renoncer. Dans les pictogrammes sacrés des anciens Égyptiens, « mère » s’écrit en effet par l’image du vautour. Ces Égyptiens vénéraient aussi une divinité maternelle qui fut représentée avec une tête de vautour ou avec plusieurs têtes dont l’une au moins était celle d’un vautour. Le nom de cette déesse se prononçait Mout ; la similitude de son avec notre mot « Mutter » ne serait-elle que fortuite ? Le vautour se trouve ainsi réellement en rapport avec la mère, mais à quoi cela peut-il nous servir ? Avons-nous le droit de supposer chez Léonard cette connaissance, alors que le premier à avoir pu déchiffrer les hiéroglyphes fut François Champollion (1790-1832) ? »

    Alors que l'on est en droit de s'interroger sur l'inconscient de Freud autant que sur celui de Leonard, l'obstiné inventeur de la psychanalyse sort une carte de sa manche : Horapollon, auteur des Hyeroglyphica, texte extrêmement populaire dans l'intelligentsia renaissante à la fin du XVe siècle, interprétation de 189 hiéroglyphes, écrivit que les Égyptiens utilisent l’image du vautour pour désigner une mère.

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    Quelques années après la parution du texte de Freud, l'un de ses fidèles correspondants, un pasteur zurichois, Oscar Pfister, observant un tableau de Leonard de Vinci exposé au Louvre, La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, réalisé vers 1510/1513, pense identifier dans la robe de la vierge la forme d'un vautour. Une image-devinette. S'installe une gêne lorsque l'on sait que le texte utilisé par Freud traduit l'italien milan (faucon, épervier) par vautour. Qu'importe, désormais vous verrez tous la silhouette d'un vautour dans le tableau de Léonard. 

    On me pardonnera de citer une phrase glanée je ne sais plus où, sans doute un peu simpliste : « pour Freud, l’art est un royaume intermédiaire entre la réalité qui interdit la réalisation du désir et le monde de l’imaginaire qui l’autorise sans l’incarner. La création artistique réconcilie dans le domaine du virtuel le principe de plaisir et le principe de réalité ».

    Après le plus simple, le plus hermétique. Sans doute de nombreuses thèses traitent des rapports de Lacan et du schéma. En voici un, et pas des plus simples : la schématisation du stade du miroir.

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    Même si vous avez suivi mon petit développement sur l’optique, ce diagramme tel quel me paraît difficilement intelligible. Un grand merci à Didier Couturier, qui a eu la patience de me le décortiquer afin que je puisse tenter de le décrypter - entreprise absurde puisque pour chacun d’entre vous ce schéma est familier. Mais j’aurais voulu vous le décrire en termes d’optique.

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    Je me rabats avec facilité sur ce tableau de Mary Cassatt, The mirror (1905), cliché de l’iconographie psychanalytique, mais illustrant à merveille dans sa simplicité ce fait important que l’enfant est porté devant le miroir et que l’autre, sa maman, lui dit : c’est toi en désignant son reflet. On imagine que l’enfant s’est déjà tourné vers sa mère, interrogatif, c'est qui ? Et qu’elle lui a déjà affirmé : c’est toi, qu’il a entendu comme : c’est moi.

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    Merleau-Ponty est l’auteur d’un texte sur le stade du miroir de Lacan qui me semble particulièrement bienvenu pour le béotien que je suis, car il met l’accent sur la dimension potentiellement dramatique de ce qui se joue lors de l’expérience qu’est l’acquisition de l’image spéculaire : ne m’en veuillez pas trop de cacher mon ignorance derrière Merleau Ponty :

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« L’image propre en même temps qu’elle rend possible la connaissance de soi, rend possible une sorte d’aliénation : je ne suis plus ce que je me sentais être immédiatement, je suis cette image de moi que m’offre le miroir. Il se produit, pour employer les termes du docteur Lacan, une « captation » de moi par mon image spatiale.

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    Du coup je quitte la réalité de mon moi vécu pour me référer constamment à ce moi idéal, fictif ou imaginaire, dont l’image spéculaire est la première ébauche. En ce sens je suis arraché à moi-même, et l’image du miroir me prépare à une autre aliénation encore plus grave, qui sera l’aliénation par autrui.

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    Car de moi-même justement les autres n’ont que cette image extérieure analogue à celle qu’on voit dans le miroir, et par conséquent autrui m’arrachera à l’intimité immédiate bien plus sûrement que le miroir. 
» Ces quelques lignes me semblent prophétiques de toute la pathologie susceptible de s’engouffrer dans cette crise si elle ne se déroule pas sereinement.


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    J’ai choisi d’illustrer ce texte de Merleau Ponty par quelques oeuvres du plus neurologique des peintres, René Magritte ; et de finir sur ce personnage qui perçoit dans le miroir un reflet impossible, la vision qu'ont les autres de lui-même : la Reproduction interdite, certes clin d’oeil à l’actualité, mais surtout posant sur le rebord de la cheminée un ouvrage d’Edgar Allan Poe, Les aventures d’Arthur Gordon Pym1, variations sur le jeu des miroirs s’il en fut. Edgar Poe, obsédé par les doubles, est un exemple de stade du miroir mal franchi. Charles Baudelaire traduit dans la philosophie de l’ameublement à propos des miroirs : « Considered as a reflector, it is potent in producing a monstrous and odious uniformity ».

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    “Or, la plus légère réflexion suffirait pour convaincre quiconque a un oeil du détestable effet produit par de nombreux miroirs, spécialement par les plus grands. En faisant abstraction de sa puissance réflective, le miroir présente une surface continue, plane, incolore, monotone, – une chose toujours et évidemment déplaisante. Considéré comme réflecteur, il contribue fortement à produire une monstrueuse et odieuse uniformité, et le mal est ici aggravé, non pas seulement en proportion directe du moyen, mais dans une raison constamment croissante. De fait, une chambre avec quatre ou cinq glaces, distribuées à tort et à travers, est, au point de vue artistique, une chambre sans aucune forme”.

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    Reconnait-on un philosophe majeur à la manière dont vous le rencontrez au coin de l'actualité ? Cette phrase tirée d'un hebdomadaire évoque Platon puis, via Merleau Ponty, le rapt de soi par autrui. Vécu par Natascha Kampush après sa sortie de la cave où elle fut séquestrée pendant des années.

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    Je reprends pour terminer cette première partie le vaste tableau des occurrences du virtuel, en insistant sur l'abus de langage que nous devons à la fois signaler et accepter, sans quoi plus de débats : le simulacre est-il virtuel ? D'autre part, les extensions que j'ai mentionnées dans la rubrique informatique, jeu virtuel, second life, reposent en fait non pas sur des images virtuelles au sens de l'optique, mais sur des images de synthèse ; lesquelles permettent la construction de mondes dits virtuels, rejetons à la fois de la science-fiction et du simulacre. Nous convenons cependant de les désigner ici comme mondes virtuels. La plupart des interventions prévues pendant ces deux journées concernent cette région singulière du champ du virtuel, qui relève à mon avis plus du simulacre mis en scène avec des images de synthèse que le phlogiston ou l'image dans le miroir.

Les enjeux du virtuel
cf conférence suivante, n°34