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Augustine

AUGUSTINE
UN FILM QUE VOUS DÉTESTEREZ ADORER


en hommage à Harry Lagman, interprète de J. R. Ewing, the man everybody loved to hate

     Jean-Philippe Delabrousse Mayoux a de quoi m’en vouloir, j’éprouve depuis des mois l’angoisse du courriel fond d’écran, et en dépit de mes promesses je n’ai pas eu la moindre idée qui méritât d’être publiée sur le blog de l’association. Cela ne le consolera pas, mais mon propre site est en jachère. Et puis le hasard m’apporte sur un plateau de tournage un film de la metteure en scène Alice Winocour, Augustine, pour lequel je ressens d’emblée une aversion de bonne augure en ce qui concerne une éventuelle petite production critique acariâtre. Pour quelle raison éprouvé-je sans même l’avoir visionné un préjugé aussi négatif ?

     La liste des raisons est longue : d’abord,  Jean-Claude Monod et Jean-Christophe Valtat en 2011 - il y a moins d’un an - ont réalisé un moyen métrage exactement sur le même sujet : l’histoire d’Augustine en noir et blanc y était racontée en suivant à la lettre le compte rendu qu’en a fait Bourneville dans le troisième tome de l’Iconographie Photographique de la Salpêtrière.1 J’ai cru comprendre, mon gouvernement étant abonné à Télérama, que le genre du doublon (intouchables/de rouille et d’os, la guerre des boutons I et II) était en passe de devenir l’une des nouvelles caractéristiques de l’exception cinématographique française. Télérama me permet de parler de tout sans avoir rien vu, lu, ni entendu. Je dois à la lecture régulière de ses compte-rendus une expérience qui contribue à l’augmentation du degré d’empathie que parfois j’éprouve face à certains patients : ce sentiment intermédiaire entre le rire et le pleurer, qui transposé dans une sphère émotionnelle plus complexe s’avère le rictus partagé entre l’explosion joyeuse et la plus profonde détresse.

    Et la critique d’Augustine ne déroge pas : on a réveillé le plus ignare de l’escouade des plumitifs préposés à la critique cinématographique de l’hebdomadaire : l’action se passe, nous verrons plus loin qu’il y a discussion sur la datation, au plus tard en 1882 ; Freud, qui pour l'instant s'intéresse à la cocaïne, passera six mois chez Charcot, l’hiver 1885-1886. Et notre scribouillard d’affirmer bravement : "en des temps où la psychanalyse balbutie encore !" plus téméraire, voire adepte des médecines parallèles, il affirme la marginalité du professeur : "à l'écart de la médecine officielle, le professeur Charcot tente, par l'hypnose, de les guérir." Commençons par tordre le cou à la mise au rencart supposée du fondateur de la neurologie : à l’époque où se situe le film, Charcot, certes personnage hors normes, jouit d’une autorité majeure et d’une audience considérable. Sa carrière est faite, sa clientèle privée huppée. Certes il a des ennemis, mais plus encore d’amis. Parmi lesquels Léon Gambetta et Jules Ferry...

       Ensuite, est-il vraiment question, bien avant que Freud s’interroge à ce sujet, de les guérir ? Alors que le piège génial dans lequel est tombé Charcot est d’avoir trouvé comment reproduire expérimentalement la symptomatologie hystérique. Qu’il ait pensé éventuellement pouvoir les traiter, sans doute, mais l’essentiel est d’avoir identifié une pathologie nerveuse non lésionnelle qui soit reproductible expérimentalement. L’influence de Claude Bernard était en ces temps-là incommensurable. Autre péché je n’ose pas dire de jeunesse ( ils n’auraient quand même pas fait appel à un stagiaire pour la rubrique critique de film !), la reprise benoîte de l’idée dont est largement responsable Didi Huberman2, que l’hystérie aurait été une invention de la Salpétrière, et plus précisément de Charcot, ce que clamaient déjà ses contemporains, à leur tête le nancéen Hippolyte Bernheim, et le détestable Léon Daudet dans les Morticoles : "on qualifie d'« hystériques » — autant dire de monstres — de pauvres victimes qui, aux yeux des braves gens, semblent possédées du démon." Suggérons au chef de la rédaction de Télérama de rappeler avec diplomatie à ses subordonnés que l’hystérie a une longue histoire, que contrairement à ce que prétend un personnage du film rassurant Charcot en lui murmurant avec un air de conspirateur "votre maladie va être enfin reconnue", cette pathologie représentait un sixième de la consultation de Sydenham au XVIIe siècle, et avait fait l’objet d’un ouvrage de référence3 en 1859 - trois ans avant que Charcot ne prenne la responsabilité de la Salpétrière.

   
    Le Nouvel Observateur, dont je me dis chaque semaine que je devrais avoir le courage de résilier l’abonnement tant croyant réceptionner un journal d’opinion je reçois en réalité une version embourgeoisée du chasseur français, se borne à égrener platement quelques inepties : ainsi la reconstitution historique serait très fidèle ! Je peux citer cinquante erreurs, de l’anachronisme au non-sens, flagrantes ; les examens sont ultraviolents (j’aurais voulu que le rédacteur endormi de cet insipide commentaire assistât aux pneumoencéphalographies et autres artériographies sans anesthésie que je pratiquais il y a quarante ans), et si je concède que les séances d’hypnose pouvaient avoir lieu en public (c’était loin d’être la règle), les photographies avaient lieu dans un laboratoire spécial assez exigu à l’initiative de Charcot lui-même. Bien entendu le mot cobaye figure en bonne et due place, pensez-donc, c’est la fête des lieux communs. Même le Monde intitule son compte-rendu d’un insupportable « Augustine : derrière le cobaye du docteur Charcot, une héroïne des temps modernes » ! Lorsque j’entends le mot cobaye je dois doubler ma dose d’héroïne. L’audition fortuite d’une interview de l’acteur principal n’a rien arrangé mais j’imagine qu’il assumait sa part de la promotion. J’aurais pu faire l’économie d’un déplacement hors de ma chambre, prise de risque toujours sous-estimée, et me contenter d’une méta-analyse de la dizaine de critiques réunies en quelques requêtes auprès de mon moteur de recherche. Le moins pire siégeait dans les colonnes du Figaro, dont les critiques se veulent modernes sans doute pour tempérer la forte tendance réactionnaire de l’essentiel du journal, mais n’ont su éviter l’allusion consensuelle au cochon-d’Inde.

    Compte tenu de l’énormité de la dette morale qui me lie à Jean-Philippe je me suis mis en quête d’une salle de cinéma où l’on aurait projeté Augustine pour de vrai : il était grand temps, nous étions déjà rendus à la troisième semaine d’exploitation, les chiffres de fréquentation étaient calamiteux, soixante mille entrées la première semaine, à peine quarante mille la seconde, le film risquait de ne pas passer le cap de la troisième. Et voici qu’en ce samedi soir 15 décembre 2012, grâce soit rendue à mon téléphone intelligent, je découvre qu’au complexe les sept parnassiens, l’on joue à 21 h le film que je désespérai de visionner.

    Et pourtant tout commença bien, au point que je ravalai illico ma mauvaise humeur, prêt à changer de parti à la moindre occasion tel un politicien hexagonal ; en effet, l’image, la lumière, le premier plan fixant des crabes agitant leur pattes désespérées dans leur marmite funéraire, puis la poule à laquelle on a coupé le cou mais qui s’évertue à battre des ailes, et cette actrice à la fois gironde et butée, Stéphanie Sokolinski, alias Soko, qui réussit à ressembler à notre Augustine, telle que nous la connaissons immortalisée par Régnard, le premier photographe de la Salpétrière, m’apparurent prometteurs. J’assistai avec un certain contentement à une reproduction correcte d’une grande crise hystérique telle que la décrivit Paul Richer dans sa thèse, à un ptosis, à une hémianesthésie, à une magnifique  dystonie hystériques... ne manquaient à cet inventaire que l’oedème bleu et la cécité.




Augustine, lorsqu’elle va bien



Augustine, moins fringante

       On croit même pouvoir situer l’action à la fin de l’année 1882 : madame Charcot (qui se prénommait, le scénariste semble l’avoir oublié, Augustine !) lit à son époux un article signé Guy de Maupassant, ligué aux détracteurs du Neurologue : « le Docteur Charcot, ce grand prêtre de l’hystérie, cet éleveur d’hystériques en chambre, entretient à grands frais dans son établissement modèle de la Salpêtrière, un peuple de femmes nerveuses auxquelles il inocule la folie et dont il fait, en peu de temps, des démoniaques »4

    Hélas le moment d’indulgence a passé : Augustine a séjourné à la Salpétrière avant de s’en sauver entre 1875 et 1881, Maupassant a écrit cette phrase bien après. On me dira que je pinaille sur une question de date, et que la liberté de l’artiste, en l’occurrence Alice Winocour, la place bien au dessus de ces contingences. La question est précisément là : j’aime bien la photo lorsqu’elle se donne la peine de restituer l’odeur et le grain d’une époque, je m’émeut d’entrevoir ce qui me semble avec quelques heures de recul la reconstitution d’un petit morceau de la leçon du mardi d’André Brouillet, fragment minuscule sans doute faute de moyens ; et à mon âge on est encore émoustillé par la texture d’une peau de jeune femme et la rondeur naturelle de son sein. Mais précisément si l’on m’immerge tout vif tel le crabe de la première scène dans un bain de souvenirs comme lorsque l’on revisite sa classe d’école primaire, il faut que le reste suive ! Sinon ça tourne au trop cuit ou pas assez frais, et la dérive féministe de la metteure en scène devient tellement énorme que l’on pense inéluctablement à ces défenseurs professionnels de causes déjà gagnées depuis belle lurette et qui inventent des incendies pour mieux les éteindre avec un verre d’eau. Il lui est tellement difficile de rester au niveau du fantasme, qu’une étreinte d’un réalisme sommaire et d’une brièveté elliptique conclue à la va-vite la soi-disant ambiguité de Charcot vis-à-vis de sa patiente. Les hystériques ne sont pas spécialement excitantes, même si elles voudraient l’être, chère madame Winocour. Pour reprendre une expression à la mode, les codes de la séduction, elles les pratiquent n’importe comment, et leur vulnérabilité n’est que feinte : elles vous embobinent en moins de deux mais plus rapidement encore vous percez leur stratagème. Quand à la scène de jeu à trois que l’on a voulu je suppose sensuelle entre Zibidie la guenon offerte par l’empereur du Brésil, Charcot et Augustine, elle révèle sans doute plus de la fantasmatique triolesque de l’auteure que du rapport qu’entretenait Charcot avec les animaux. (De Claude Bernard, qu’il admirait forcément compte tenu de l’amplitude du personnage, il disait néanmoins qu’il sentait le cadavre, tant lui faisait horreur la vivisection.)




L’espoir renaît lorsqu’apparaît la plume sur le chapeau : l'astuce clinique que Duchesne de Boulogne enseignât à Charcot dès son arrivée, et qui permettait de distinguer, selon la forme et la fréquence du mouvement ainsi amplifié, entre les différentes variétés de tremblements - celui de la paralysie agitante bientôt rebaptisée par Charcot maladie de Parkinson, celui de la sclérose en plaques dont il a défini la clinique et l’anatomo-pathologie avec Vulpian, celui qu’induit le mercure prescrit alors dans la syphilis, celui de l’hystérie enfin. Mais ne comptez pas sur ce film pour retrouver ces savoureux détails de l’histoire de notre discipline.